lundi 23 novembre 2009

Harlan County, U.S.A. (1976)

This film documents the coal miners' strike against the Brookside Mine of the Eastover Mining Company in Harlan County, Kentucky in June, 1973. Eastovers refusal to sign a contract (when the miners joined with the United Mine Workers of America) led to the strike, which lasted more than a year and included violent battles between gun-toting company thugs/scabs and the picketing miners and their supportive women-folk. Director Barbara Kopple puts the strike into perspective by giving us some background on the historical plight of the miners and some history of the UMWA.





dimanche 22 novembre 2009

Selection de textes

Vous trouverez dans cette rubrique une sélection de textes qui peuvent permettre le débat.


Transcription de l'émission du 18 juin 2016 sur Radio Vosstanie au format PDF
Introduction (vosstanie)
Émission autour de l’identité au sens large, que l’on aurait pu titrer « Pour une critique des idéologies identitaires », mais on a gardé le singulier pour englober le même phénomène historique lié à l’aliénation, c'est-à dire la séparation au sens large.

Mais surtout la séparation dans la sphère de production, le travail, la vie quotidienne, qui impose des formes d’assignation dont on va détailler les paradoxes.

Ce choix de titre privilégie une méthode d’analyse qui nous permettra d’aller du général au particulier, pour ensuite revenir au général dans la conclusion.

On va essayer d’éviter le jonglage avec les différents concepts réifiés du monde bourgeois.

On se propose de dialectiser le réel pour tenter une analyse totale, et donc de réhabiliter la totalité ; problématique désuète semble-t-il, qui ne donne pas la possibilité aux spécialistes en tous genres et autres commerçants des idées de vivre de leur rente de situation, réelle ou symbolique.

Il s’agit donc d’éviter de prendre les débats par l’angle du trou de serrure, qui sont des pièges politiques (mais on rentrera, là aussi, dans les détails ultérieurement), car ils permettent la stigmatisation et la réduction ad ce que l’on voudra, sans entrer dans le coeur d’analyse et de rester perpétuellement au niveau de l’écume de celle-ci. Et sans remettre bien entendu en question le capitalisme, et donc par là-même remettre à jour la perspective communiste.

Est-ce qu’il est opportun de traiter de ces questions-là au moment de la « Loi travail » ? On pourra répondre qu’il n’y a jamais de bons ou de mauvais moments, et que cette émission était déjà programmée depuis bien longtemps ; de plus, tout est connecté, tout se chevauche.

Alors c’est quoi l’identité ? A l’heure où se mettent au devant de la scène des homos nationalistes, des femmes voilées féministes, des lutteurs de classes patriotes, des communautaires fiers d’être Français, des racialistes chez des anarchistes, des décoloniaux d’ultra-gauche, des « appelistes » qui battent leur coulpe d’Occidentaux décadents, des réminiscences suprématistes de toutes les couleurs, des anciens trotskystes critiques qui nous disent qu’ « en France il y a une ethnie dominante », et que nier le concept de race c’est être un « négationniste de la race », il y a de quoi se dire qu’il n’y a plus de boussole, et que dans ces milieux groupusculaires, on est en train de recréer des lignes de fracture énormes autour de problématiques ethnoculturelles. Et que se substitue progressivement à la lutte des classes, la lutte pour la reconnaissance des identités.

Alors ce n’est pas ce qu’on pense, et on va le développer.

On pourrait s’en moquer, fuir, mais ce n’est pas le cas. A ce sujet-là, on accorde notre soutien politique aux camarades de la Discordia, qui ont organisé deux débats qu’il fallait absolument faire sur le concept d’islamophobie et de la théo-compatibilité de certains courants d’extrême-gauche et libertaires avec des religieux, mais aussi sur les mêmes accointances avec les « racialistes », à savoir ceux qui veulent se réapproprier le concept de race et qui nous servent la même vieille soupe anti-impérialiste des nations prolétaires, aux couleurs de la race bien sûr.

Il est certain que le débat est très épineux, parce que finalement nous sommes sommés de nous définir, ce que bien sûr nous refusons, entre l’universalisme marchand et l’ethno-différentialisme marchand.

Peut-être existe t-il une autre piste mais elle prend inévitablement le chemin de la révolution et de la destruction du capitalisme.

Cette émission c’est donc proposer des pistes de réflexion collectives sur ce qu’il se passe, pour revenir un peu sur le concret et la totalité.

Alors, le mot identité, c’est peut-être ce que l’on va essayer de dégrossir dans un premier temps. « identité » vient du mot grec qui signifie « le même ». Peut-on tenter de définir le concept d’identité – concept peut-être passe-partout – à partir d’abord de ce qu’il nous renvoie d’emblée sur ce qu’est l’identité et la figure du même.

Il est d’ailleurs étonnant que l’identité soit l’objet de débats et que le même fasse son retour en force.

Le débat sur l’identité n’est-il pas quelque chose qui nous serait en propre, et qui nous rendrait paradoxalement très différent des autres ?

Même si on est les mêmes, le concept d’identité nous permet aussi de nous construire une individualité, une forme qui nous distinguer des autres.

Il est très étonnant que l’on soit dans un éloge du même alors que cette notion construit du différent.
N’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal à ce que ce débat s’invite sous cette égide du même alors que nous voulons nous différencier ?


LA RECUPERATION EN FRANCE DEPUIS 1968 par Jaime SEMPRUN
S'il est une lecture plus propre à persuader de l'inéluctable effondrement de cette société que celle des très nombreux ouvrages en exposant les diverses tares, c'est bien celle de ceux, plus nombreux encore, qui s'avisent d'y proposer quelque remède. Ma supériorité évidente, dont le lecteur appréciera bien vite tous les avantages, est de ne présenter aucune solution

Les limites de l'intégration par Paul MATTICK (1969)
Assurément, Marcuse ne se livre pas à une description réaliste des conditions existantes; il cherche plutôt à dégager les tendances qu'on peut observer au sein de ces conditions. C'est parce que les virtualités du système actuel prennent corps sans rencontrer d'oppo­sition qu'on semble devoir aboutir à une société totalitaire complètement intégrée. Pour mettre obstacle à ce mouvement, il faudrait que les classes opprimées « se libèrent à la fois d'elles-mêmes et de leurs maîtres ». Transcender des conditions établies, voilà qui présuppose une transcendance au sein de ces conditions : tour de force que la société unidimensionnelle interdit à l'homme unidimen­sionnel. Et Marcuse de conclure en ces termes : « La théorie critique de la société ne possède pas de concepts qui permettent de franchir l'écart entre le présent et le futur; elle ne fait pas de promesses; elle n'a pas réussi; elle est restée négative ». Autrement dit, la théorie critique — ou marxisme — ne mérite plus guère qu'un coup de chapeau en passant.

La mystification démocratique - Jacques CAMATTE (REVUE INVARIANCE N° 6 - 1969)  L’as­saut du proléta­ri­at aux ci­ta­del­les du ca­pi­tal ne pour­ra se faire avec une quel­con­que chan­ce de succès qu’à la con­di­ti­on que le mou­ve­ment révo­lu­ti­onn­ai­re proléta­ri­en en fi­nis­se, une fois pour tou­tes, avec la démocra­tie. Cel­le-​ci est le der­nier re­fu­ge de tous les re­nie­ments, de tou­tes les tra­hi­sons, parce qu’elle est le pre­mier es­poir de ceux qui cro­i­ent as­sai­nir, re­vi­go­rer le mou­ve­ment ac­tu­el pour­ri jusqu’en ses fon­de­ments.


Contre le mythe autogestionnaire par des prolétaires 
Ce texte est une tentative d’élaborer une critique de cette perspective largement répandue aujourd’hui dans les milieux militants qui se revendiquent, du moins formellement, de la nécessité de changer radicalement le monde. Outre le mensonge de leur discours, leur pratique montre clairement leur réel positionnement dans la guerre de classe. A travers l’analyse des exemples-phares autogestionnaires que sont l’Espagne en 1936, l’atelier Lip à Besançon en 1973 et l’Argentine depuis décembre 2001, notre volonté est de montrer en quoi la perspective de gestion des processus productifs et d’échange est un arrêt du processus révolutionnaire, un renforcement de l’ordre établi qui renvoie le prolétariat à la seule place que lui laisse le capital, celle de producteur de valeur quitte à lui laisser le rôle de gestionnaire pendant un temps ! Les expériences alter éco sympa en pleine paix sociale n’ont rien de contradictoire, elles sont des entreprises capitalistes sans ambiguïté. Ce qui nous questionne, c’est l’antagonisme qui traverse tout mouvement de classe dans sa dynamique combative, vivante et donc profondément contradictoire. Ces luttes sont l’expression d’une classe qui vit et combat contre la dictature de l’économie, et ont pu servir de vague sur laquelle ont surfé avec prestige les plus fieffés sociaux-démocrates, nous vendant leur soupe pour alimenter nos propres faiblesses et contradictions. Leur activité contre-révolutionnaire consiste précisément en cela.

Contre le racket abertzale ou les Insolences anti-patriotiques d'un métèque par Gaizki-Ikasi Maketo

Réflexions sur le travail théorique GLAT - Lutte de Classe - Mars 1978
Nous sommes au regret d’informer les collectionneurs de publications révolutionnaires que le présent numéro de Lutte de Classe est le dernier qu’ils recevront. Pour ceux qu’elle pourrait intéresser, l’analyse qui a conduit à cette décision est résumée ci-dessous.

La lutte de classe en Ulster de J.-Yves BÉRIOU
Les récents événements d'Irlande du Nord viennent par eux-mêmes, sans fard, de démontrer à quel point tous les mensonges sont solidaires. Les avatars de la pensée pourrissante moderne s'étalent sans fausse honte aux yeux de « l'opinion publique ›. La barbarie de l'armée d'occupation anglaise est dénoncée au profit de la barbarie de l'I.R.A. et de sa terreur exercée sur le dos du prolétariat. Dans la même sainte alliance, se trouvent réunis maoïstes, chrétiens de gauche, trotskistes, staliniens, anarchistes, socialistes, maspérisés de toutes sortes, « matérialisés pour une intervention », gaullistes, nationalistes, royalistes, « Ordre Nouveau », etc. A qui mieux mieux, ça grouille, ça parle, ça pue, et ça rote. Ça s'appelle l'extrême gauche, la gauche, la droite et aussi l'extrême droite. Bref, les Racketts.


"Bien que dans "Le Militantisme..." nous parlions d'action et d'organisation, il nous a été reproché de prêcher la démission et la passivité comme mode de salut. En variante, l'on nous a ac­cusé d'être en contradiction avec nous même et d'être les plus hypocrites des militants puisque nous critiquions le militantisme tout en continuant à agir.Nous n'avons pas fait la critique de l'action mais de la passivité.Ce n'est pas nous ce sont les militants qui ont proclamé leur activité distincte, complémentaire et supérieur à celle qui serait spontanément inorganisée de la classe. Ils l'ont appelé "militantisme". Nous n'avons fait que dire que l'activité prolé­tarienne spontanée, même si elle s'exprime encore bien timidement, est DEJA communiste et que, au contraire le militantisme ne l'est pas. C'est du délire que de prétendre contre nous, avoir le monopole de l'action et donc de se substituer totalement à la classe. Se poser la question « que faire? », courir après l'action, c'est montrer que l'on est séparé du mouvement communiste. Le communiste, même s'il a une stratégie consciente ou s'il s'occupe de théorie; ne sépare pas son activité des motivations, de la situation qui le pousse à agir. Le militantisme, du point de vue du commu­nisme, c'est à dire aussi du point de vue des besoins du militant ce n'est pas l'action, c'est s'agiter pour ne pas changer. Autant que les militants proprement dit, la brochure a dérangé cette couche de sympathisants qui baigne dans l'idéologie militante sans vouloir en payer le prix. On s'enrage d'autant plus de voir le militantisme mis en cause que l'on se sent coupable de ne pas militer."

La mystification démocratique

La mystification démocratique - Jacques CAMATTE

REVUE INVARIANCE N° 6 - 1969

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L’as­saut du proléta­ri­at aux ci­ta­del­les du ca­pi­tal ne pour­ra se faire avec une quel­con­que chan­ce de succès qu’à la con­di­ti­on que le mou­ve­ment révo­lu­ti­onn­ai­re proléta­ri­en en fi­nis­se, une fois pour tou­tes, avec la démocra­tie. Cel­le-​ci est le der­nier re­fu­ge de tous les re­nie­ments, de tou­tes les tra­hi­sons, parce qu’elle est le pre­mier es­poir de ceux qui cro­i­ent as­sai­nir, re­vi­go­rer le mou­ve­ment ac­tu­el pour­ri jusqu’en ses fon­de­ments.

«La vie so­cia­le est es­sen­ti­el­le­ment pra­tique. Tous les mystères qui détour­nent la théorie vers le mys­ti­cis­me trou­vent leur so­lu­ti­on ra­ti­on­nel­le dans la pra­tique hu­mai­ne et dans la compréhen­si­on de cette pra­tique.» (Marx – Huitième thèse sur Feu­er­bach)

1) D’une façon générale, nous pou­vons définir la démocra­tie comme le com­por­te­ment de l’homme, l’or­ga­ni­sa­ti­on de ce­lui-​ci lors­qu’il a perdu son unité or­ga­ni­que ori­gi­nel­le avec la com­mu­nauté. Elle exis­te donc du­rant toute la période qui sépare le com­mu­nis­me pri­mi­tif du com­mu­nis­me sci­en­ti­fi­que.

2) Elle naît à par­tir du mo­ment où il y a di­vi­si­on entre les hom­mes et par­ta­ge de l’avoir. Cela veut dire qu’elle naît avec la pro­priété privée, les in­di­vi­dus et la di­vi­si­on de la société en clas­ses, avec la for­ma­ti­on de l’Etat. Il s’en­su­it qu’elle de­vi­ent de plus en plus pure au fur et à me­su­re que la pro­priété privée de­vi­ent plus générale et que les clas­ses ap­pa­raissent plus net­te­ment dans la société.

3) Elle sup­po­se un bien com­mun mis en par­ta­ge. Dans la société an­tique, la démocra­tie limitée présup­po­sait l’exis­tence de l’ager pu­bli­cus et les es­cla­ves n’étai­ent pas des hom­mes. Dans la société mo­der­ne, ce bien est plus uni­ver­sel (tou­che un plus grand nom­bre d’hom­mes), plus abs­trait, il­lu­soire: la pa­trie.

4) La démocra­tie n’ex­clut en au­cu­ne façon l’au­to­rité, la dic­ta­tu­re et donc l’Etat. Au con­trai­re, elle en a be­so­in comme fon­de­ment. Qui peut ga­ran­tir le par­ta­ge, qui veut régler le rap­port entre les in­di­vi­dus et entre ce­ux-​ci et le bien com­mun, sinon l’Etat? Dans la société ca­pi­ta­lis­te plei­ne­ment déve­loppée, l’Etat se présente aussi comme le gar­di­en de la répar­ti­ti­on à un dou­b­le point de vue: empêcher que la plus-​va­lue ne soit gri­gnotée par le proléta­ri­at, ga­ran­tir la répar­ti­ti­on de cel­le-​ci sous forme de pro­fit in­dus­tri­el, pro­fit com­mer­ci­al, intérêt, rente, etc. entre les différen­tes sphères ca­pi­ta­lis­tes.

5) Elle im­pli­que donc l’exis­tence des in­di­vi­dus, de clas­ses et de l’Etat; ce qui fait qu’elle est à la fois mode de gou­ver­ne­ment, mode de do­mi­na­ti­on d’une clas­se, ainsi que le méca­nis­me d’union et de con­ci­lia­ti­on.
Les pro­ces­sus éco­no­mi­ques, en effet, à l’ori­gi­ne, di­vi­sent les hom­mes (procès d’ex­pro­pria­ti­on) unis dans la com­mu­nauté pri­mi­ti­ve. Les an­ti­ques rap­ports so­ci­aux sont détruits. L’or de­vi­ent puis­sance réelle rem­p­laçant l’au­to­rité de la com­mu­nauté. Les hom­mes sont opposés à cause d’ant­ago­nis­mes matériels tels qu’ils pour­rai­ent faire écla­ter la société, la rend­re in­vi­va­ble. La démocra­tie ap­pa­raît comme un moyen de con­ci­lier les con­trai­res, comme la forme po­li­tique la plus apte à unir ce qui a été divisé. Elle représente la con­ci­lia­ti­on entre la vi­eil­le com­mu­nauté et la société nou­vel­le. La forme mys­ti­fi­ca­tri­ce réside dans l’ap­pa­ren­te re­con­struc­tion d’une unité per­due. La mys­ti­fi­ca­ti­on était pro­gres­si­ve.

Au pôle opposé de l’his­toire, de nos jours, le pro­ces­sus éco­no­mi­que a abou­ti à la so­cia­li­sa­ti­on de la pro­duc­tion et des hom­mes. La po­li­tique, au con­trai­re, tend à les di­vi­ser, à les main­tenir comme sim­ples sur­faces d’échan­ge pour le ca­pi­tal. La forme com­mu­nis­te de­vi­ent de plus en plus puis­s­an­te au sein du vieux monde ca­pi­ta­lis­te. La démocra­tie ap­pa­raît comme une con­ci­lia­ti­on entre le passé en­core agis­s­ant en notre présent ac­tu­el et le futur: la société com­mu­nis­te. La mys­ti­fi­ca­ti­on est réac­tionn­ai­re.

6) Il a été sou­vent af­firmé qu’au com­men­ce­ment de la vie de notre espèce, dans le com­mu­nis­me pri­mi­tif, il y avait des ger­mes de démocra­tie, cer­tains par­lent même de for­mes. Or il y a in­com­préhen­si­on que dans la forme inféri­eu­re on peut trou­ver les ger­mes de la forme supéri­eu­re se ma­ni­festant spo­ra­di­que­ment. Cette «démocra­tie» ap­pa­rais­sait dans des cir­con­stan­ces bien défi­nies. Cel­les-​ci une fois révo­lues, il y avait re­tour à l’an­ci­en mode d’or­ga­ni­sa­ti­on. Ex­emp­le: la démocra­tie mi­li­taire à ses débuts. L’élec­tion du chef se fai­sait à un mo­ment précis et en vue de cer­tai­nes opéra­ti­ons. Cel­les-​ci ac­com­plies, le chef était résorbé dans la com­mu­nauté. La démocra­tie qui se ma­ni­festait tem­por­ai­re­ment était réab­sorbée. Il en fut de même pour les for­mes du ca­pi­tal que Marx ap­pel­le antédi­lu­vi­en­nes. L’usure est la forme archaïque du ca­pi­tal-​ar­gent qui pou­vait se ma­ni­fes­ter dans les vi­eil­les sociétés. Mais son exis­tence était tou­jours précaire parce que la société se défen­dait cont­re son pou­voir dis­sol­vant et la ban­nis­sait. Ce n’est que lors­que l’homme est de­venu mar­chan­di­se que le ca­pi­tal peut se déve­lop­per sur une base sûre et qu’il ne peut plus être réab­sorbé. La démocra­tie ne peut réel­le­ment se ma­ni­fes­ter qu’à par­tir du mo­ment où les hom­mes ont été to­ta­le­ment divisés et que le cor­don om­bi­li­cal les unis­sant à la com­mu­nauté a été coupé; c’est-à-dire quand il y a des in­di­vi­dus.
Le com­mu­nis­me peut par­fois se ma­ni­fes­ter dans cette société, mais il est tou­jours réab­sorbé. Il ne pour­ra vrai­ment se déve­lop­per qu’à par­tir du mo­ment où la com­mu­nauté matéri­el­le aura été détrui­te.

7) Le phénomène démocra­tique ap­pa­raît avec net­teté au cours de deux péri­odes his­to­ri­ques: lors de la dis­so­lu­ti­on de la com­mu­nauté pri­mi­ti­ve en Grèce; lors de la dis­so­lu­ti­on de la société féodale en Eu­ro­pe oc­ci­den­ta­le. C’est in­con­tes­ta­ble­ment au cours de cette se­con­de période que le phénomène ap­pa­raît dans sa plus gran­de am­pleur parce que les hom­mes ont été réel­le­ment réduits à l’état d’in­di­vi­dus et que les an­ti­ques rap­ports so­ci­aux ne peu­vent plus les main­tenir unis. La révo­lu­ti­on bour­geoi­se ap­pa­raît tou­jours comme une mise en mou­ve­ment des mas­ses. D’où la ques­ti­on bour­geoi­se: com­ment uni­fier cel­les-​ci et les fixer dans de nou­vel­les for­mes so­cia­les. De là, la ma­la­die in­sti­tu­ti­on­nel­le et le déchaîne­ment du droit en société bour­geoi­se. La révo­lu­ti­on bour­geoi­se est so­cia­le à âme po­li­tique.

Au cours de la révo­lu­ti­on com­mu­nis­te, les mas­ses ont déjà été or­ga­nisées par la société ca­pi­ta­lis­te. Elles ne vont pas cher­cher de nou­vel­les for­mes d’or­ga­ni­sa­ti­on mais elles vont struc­tu­rer un nou­vel être collec­tif, la com­mu­nauté hu­mai­ne. Ceci ap­pa­raît net­te­ment lors­que la clas­se agit en temps qu’être his­to­ri­que, lors­qu’elle se con­sti­tue en parti.

Plu­sieurs fois dans le mou­ve­ment com­mu­nis­te, il a été af­firmé que la révo­lu­ti­on n’est pas un problème de for­mes d’or­ga­ni­sa­ti­on. Pour la société ca­pi­ta­lis­te, en re­van­che, tout est ques­ti­on or­ga­ni­sa­ti­on­nel­le. Au début de son déve­lop­pe­ment, ceci ap­pa­raît dans la re­cher­che des bon­nes in­sti­tu­ti­ons; à la fin dans celle des struc­tu­res les plus aptes à en­ser­rer les hom­mes dans les pri­sons du ca­pi­tal: le fa­scis­me. Aux deux extrêmes, la démocra­tie est au coeur de ces re­cher­ches: la démocra­tie po­li­tique d’abord, so­cia­le en­sui­te.

8) La mys­ti­fi­ca­ti­on n’est pas un phénomène voulu par les hom­mes de la clas­se do­mi­nan­te, une su­per­che­rie in­ventée par eux. Il suf­fi­rait d’une sim­ple pro­pa­gan­de adéquate pour l’ex­tir­per des cer­veaux des hom­mes. Elle agit en fait, dans les pro­fon­deurs de la struc­tu­re so­cia­le, dans les rap­ports so­ci­aux.

«Il faut qu’un rap­port so­ci­al de pro­duc­tion se présente sous la forme d’un objet exis­tant en de­hors des in­di­vi­dus et que les re­la­ti­ons déter­minées dans les­quel­les ce­ux-​ci ent­rent dans le procès de pro­duc­tion de leur vie so­cia­le, se présen­tent comme des pro­priétés spéci­fi­ques d’un objet. C’est ce ren­ver­se­ment, cette mys­ti­fi­ca­ti­on non pas ima­gi­n­ai­re, mais d’une prosaïque réalité, qui ca­ractérise tou­tes les for­mes so­cia­les du tra­vail créateur de val­eur d’échan­ge.»
(Marx – Cont­ri­bu­ti­on à la cri­tique de l’éco­no­mie po­li­tique)

Il est donc néces­sai­re d’ex­pli­quer en quoi la réalité est mys­ti­fi­ca­ti­ve et com­ment cette mys­ti­fi­ca­ti­on sim­ple, au début, de­vi­ent de plus en plus gran­de et att­eint son ma­xi­mum avec le ca­pi­ta­lis­me.

9) A l’ori­gi­ne, la com­mu­nauté hu­mai­ne subit la dic­ta­tu­re de la na­tu­re. Elle doit lut­ter cont­re elle pour sur­vi­v­re. La dic­ta­tu­re est di­rec­te, et la com­mu­nauté dans sa to­ta­lité, la subit.
Avec le déve­lop­pe­ment de la société de clas­ses, l’Etat se pose en représen­tant de la com­mu­nauté, prétend in­car­ner la lutte de l’homme cont­re la na­tu­re. Or, étant donné la fai­bles­se du déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives, la dic­ta­tu­re de cette dernière est tou­jours opérante. Elle est in­di­rec­te, média­tisée par l’Etat et pèse sur­tout sur les cou­ches les plus défa­vo­risées. Lors­que l’Etat définit l’Homme, il prend, en fait, comme sub­strat de sa défi­ni­ti­on, l’homme de la clas­se do­mi­nan­te. La mys­ti­fi­ca­ti­on est to­ta­le.

10) Sous le ca­pi­ta­lis­me, on a une première période où, bien que la bour­geoi­sie ait pris le pou­voir, le ca­pi­tal n’a en­core qu’une do­mi­na­ti­on for­mel­le. Beau­coup de res­tes de for­ma­ti­ons so­cia­les antéri­eu­res per­sis­tent, fais­ant obst­a­cle à sa do­mi­na­ti­on sur l’en­sem­ble de la société. C’est l’époque de la démocra­tie po­li­tique où s’ef­fec­tue l’apo­lo­gie de la li­berté in­di­vi­du­el­le et la libre con­cur­rence. La bour­geoi­sie présente cela comme mo­y­ens de libéra­ti­on des hom­mes. Or c’est une mys­ti­fi­ca­ti­on parce que «la con­cur­rence n’éman­ci­pe pas les in­di­vi­dus, mais le ca­pi­tal» (Marx – Grund­ris­se).

«On voit ainsi com­bi­en il est in­ep­te de présen­ter la libre con­cur­rence comme le déve­lop­pe­ment ul­ti­me de la li­berté hu­mai­ne, et la négati­on de la libre con­cur­rence comme la négati­on de la li­berté in­di­vi­du­el­le et de la pro­duc­tion so­cia­le fondée sur la li­berté in­di­vi­du­el­le, puis­qu’il s’agit sim­ple­ment du libre déve­lop­pe­ment sur une base étroi­te -​cel­le de la do­mi­na­ti­on du ca­pi­tal-​. De ce fait, cette sorte de li­berté in­di­vi­du­el­le est à la fois l’ab­oli­ti­on de toute li­berté in­di­vi­du­el­le et l’as­su­jet­tis­se­ment de l’in­di­vi­du aux con­di­ti­ons so­cia­les qui revêtent la forme de puis­sances matéri­el­les, et même d’ob­jets supéri­eurs et indépen­dants des rap­ports des in­di­vi­dus. Ce déve­lop­pe­ment de la libre con­cur­rence four­nit la seule réponse ra­ti­on­nel­le que l’on puis­se faire aux prophètes de la clas­se bour­geoi­se qui la port­ent aux nues, ou aux so­cia­lis­tes qui la vou­ent aux gémo­nies.»
(Marx – Ibid)

11) «La démocra­tie et le par­le­men­ta­ris­me sont in­dis­pensa­bles à la bour­geoi­sie après sa vic­toire par les armes et par la ter­reur parce que la bour­geoi­sie veut do­mi­ner une société divisée en clas­ses.» (Batta­glia Com­mu­nis­ta – 1951)
Il y avait néces­sité d’une con­ci­lia­ti­on pour pou­voir do­mi­ner car il était im­pos­si­ble qu’une do­mi­na­ti­on per­du­re uni­que­ment par la ter­reur. Après la conquête du pou­voir, par la vio­lence et la ter­reur, le proléta­ri­at n’a pas be­so­in de la démocra­tie non pas parce que les clas­ses dis­pa­raissent du jour au len­de­main mais parce qu’il ne doit plus y avoir mas­qua­ge, mys­ti­fi­ca­ti­on. La dic­ta­tu­re est néces­sai­re pour empêcher tout re­tour de la clas­se ad­ver­se. De plus, l’ac­ces­si­on du proléta­ri­at à l’Etat, est sa prop­re négati­on en tant que clas­se, ainsi que celle des au­tres clas­ses. C’est le début de l’uni­fi­ca­ti­on de l’espèce, de la for­ma­ti­on de la com­mu­nauté. Récla­mer la démocra­tie im­pli­quer­ait l’exi­gence d’une con­ci­lia­ti­on entre les clas­ses et cela re­vi­en­d­rait à dou­ter que le com­mu­nis­me est la so­lu­ti­on de tous les ant­ago­nis­mes, qu’il est la récon­ci­lia­ti­on de l’homme avec lui-même.

12) Avec le ca­pi­tal, le mou­ve­ment éco­no­mi­que n’est plus séparé du mou­ve­ment so­ci­al. Avec l’achat et la vente de la force de tra­vail, l’union s’est opérée, mais elle a abou­ti à la so­u­mis­si­on des hom­mes au ca­pi­tal. Ce­lui-​ci se con­sti­tue en com­mu­nauté matéri­el­le et il n’y a plus de po­li­tique puis­que c’est le ca­pi­tal lui-même qui or­ga­nise les hom­mes en es­cla­ves.
Jusqu’à ce stade his­to­ri­que, il y avait une sépa­ra­ti­on plus ou moins nette entre pro­duc­tion et di­stri­bu­ti­on. La démocra­tie po­li­tique pou­vait être en­vi­sagée comme un moyen de répar­tir plus équi­ta­ble­ment les pro­du­its. Mais lors­que la com­mu­nauté matéri­el­le est réalisée, pro­duc­tion et di­stri­bu­ti­on sont in­dis­solub­le­ment liées. Les impéra­tifs de la cir­cu­la­ti­on con­di­ti­on­nent, alors, la di­stri­bu­ti­on. Or la première n’est plus quel­que chose de to­ta­le­ment extérieur à la pro­duc­tion, mais est, pour le ca­pi­tal, un mo­ment es­sen­ti­el de son procès total. C’est donc le ca­pi­tal lui-même qui con­di­ti­on­ne la di­stri­bu­ti­on.
Tous les hom­mes ac­com­plis­sent une fonc­tion pour le ca­pi­tal qui, au fond, présup­po­se leur exis­tence. En rap­port avec l’exécu­ti­on de cette fonc­tion, les hom­mes reçoiv­ent une cer­tai­ne di­stri­bu­ti­on de pro­du­its par l’in­termédiai­re d’un sa­lai­re. Nous avons une démocra­tie so­cia­le. La po­li­tique des re­venus est un moyen d’y par­ve­nir.

13) Du­rant la période de do­mi­na­ti­on for­mel­le du ca­pi­tal (démocra­tie po­li­tique) la démocra­tie n’est pas une forme d’or­ga­ni­sa­ti­on qui s’op­po­se en tant que telle au ca­pi­tal, c’est un méca­nis­me uti­lisé par la clas­se ca­pi­ta­lis­te pour par­ve­nir à la do­mi­na­ti­on de la société. C’est la période où tou­tes les for­mes in­clu­ses dans cette dernière lut­tent pour par­ve­nir à ce même résul­tat. C’est pour­quoi, pen­dant une cer­tai­ne période, le proléta­ri­at peut lui aussi in­ter­ve­nir sur ce ter­rain. D’autre part, les op­po­si­ti­ons se dérou­lent aussi au sein d’une même clas­se, entre bour­geoi­sie in­dus­tri­el­le et bour­geoi­sie fi­nan­cière par ex­emp­le. Le par­le­ment est alors une arène où s’af­fron­tent les intérêts di­vers. Le proléta­ri­at peut uti­li­ser la tri­bu­ne par­le­men­taire pour dénon­cer la mys­ti­fi­ca­ti­on démocra­tique et uti­li­ser le suf­fra­ge uni­ver­sel en tant que moyen d’or­ga­ni­s­er la clas­se.
Lors­que le ca­pi­tal est par­venu à sa do­mi­na­ti­on réelle, s’est con­sti­tué en com­mu­nauté matéri­el­le, la ques­ti­on est résolue: il s’est emparé de l’Etat. La conquête de l’Etat de l’intérieur ne se pose plus car il n’est plus «qu’une for­ma­lité, le haut goût de la vie po­pu­lai­re, une cérémonie. L’élément con­sti­tu­ant est le men­son­ge sanc­tionné, légal des Etats con­sti­tu­ti­on­nels, di­s­ant que l’Etat est l’intérêt du peup­le ou que le peup­le est l’intérêt de l’Etat» (Marx).

14) L’Etat démocra­tique représente l’il­lu­si­on de la con­du­i­te de la société par l’homme (que ce­lui-​ci puis­se di­ri­ger le phénomène éco­no­mi­que). Il pro­cla­me l’homme sou­ver­ain. L’Etat fa­scis­te est la réali­sa­ti­on de la mys­ti­fi­ca­ti­on (en ce sens il peut ap­pa­raître comme sa négati­on). L’homme n’est pas sou­ver­ain. En même temps, il est, de ce fait, la forme réelle, avouée, de l’Etat ca­pi­ta­lis­te: do­mi­na­ti­on ab­so­lue du ca­pi­tal. L’en­sem­ble so­ci­al ne pou­vait pas vivre sur un di­vorce entre la théorie et la pra­tique. La théorie di­sait: l’homme est sou­ver­ain; la pra­tique af­fir­mait: c’est le ca­pi­tal. Seu­le­ment, tant que ce der­nier n’était pas par­venu à do­mi­ner, de façon ab­so­lue, la société, il y avait pos­si­bi­lité de dis­tor­si­on. Dans l’Etat fa­scis­te, la réalité s’as­su­jet­tit l’idée pour en faire une idée réelle. Dans l’Etat démocra­tique l’idée s’as­su­jet­tit la réalité pour en faire une réalité ima­gi­n­ai­re. La démocra­tie des es­cla­ves du ca­pi­tal sup­pri­me la mys­ti­fi­ca­ti­on pour mieux la réali­ser. Les démocra­tes veu­lent la re­mett­re en évi­dence lors­qu’ils cro­i­ent pou­voir con­ci­lier le proléta­ri­at avec le ca­pi­tal.
La société a trouvé l’être de son op­pres­si­on (ce qui ab­olit la dua­lité, la dis­tor­si­on réalité-pensée), il faut lui op­po­ser l’être libéra­teur qui représente la com­mu­nauté hu­mai­ne: le parti com­mu­nis­te.

15) De là découle que la plu­part des théori­ci­ens du XIXème siècle étai­ent éta­tis­tes. Ils pen­sai­ent résoud­re les données so­cia­les au ni­veau de l’Etat. Ils étai­ent média­tis­tes. Seu­le­ment, ils ne com­pre­naient pas que le proléta­ri­at de­vait non seu­le­ment détrui­re l’an­ci­en­ne ma­chi­ne de l’Etat, mais en mett­re une autre à la place. Beau­coup de so­cia­lis­tes cr­ur­ent qu’il était pos­si­ble de conquérir l’Etat de l’intérieur, les an­ar­chis­tes de l’ab­olir du jour au len­de­main.
Les théori­ci­ens du XXème siècle sont cor­po­ra­ti­vis­tes parce qu’ils pen­sent qu’il s’agit seu­le­ment d’or­ga­ni­s­er la pro­duc­tion, de l’hu­ma­ni­s­er pour résoud­re tous les problèmes. Ils sont immédia­tis­tes. C’est un aveu in­di­rect de la va­li­dité de la théorie proléta­ri­en­ne. Dire qu’il fail­le con­ci­lier le proléta­ri­at avec le mou­ve­ment éco­no­mi­que, c’est re­con­naître que c’est uni­que­ment sur ce ter­rain que peut sur­gir la so­lu­ti­on. Cet immédia­tis­me vient du fait que la société com­mu­nis­te est de plus en plus puis­s­an­te au sein même du ca­pi­ta­lis­me. Il ne s’agit pas de faire une con­ci­lia­ti­on entre les deux mais de détrui­re le pou­voir du ca­pi­tal, sa force or­ga­nisée, l’Etat ca­pi­ta­lis­te, qui main­ti­ent le mo­no­po­le privé alors que tous les méca­nis­mes éco­no­mi­ques ten­dent à le faire dis­pa­raître. La so­lu­ti­on com­mu­nis­te est médiate. La réalité sem­ble es­ca­mo­ter l’Etat, il faut le mett­re en évi­dence et, en même temps, in­di­quer la néces­sité d’un autre Etat tran­si­toire; la dic­ta­tu­re du proléta­ri­at.

16) Le de­ve­nir vers la démocra­tie so­cia­le était es­compté dès le début:
«Tant que la puis­sance de l’ar­gent n’est pas le lien des cho­ses et des hom­mes, les rap­ports so­ci­aux doiv­ent être or­ga­nisés po­li­ti­que­ment et re­li­gieu­se­ment.» (Marx)

Marx a tou­jours dénoncé la su­per­che­rie po­li­tique et mis à nu les rap­ports réels:
«C’est donc la néces­sité na­tu­rel­le, ce sont les pro­priétés es­sen­ti­el­les de l’homme, tou­tes étrangères qu’elles puis­sent sem­bler, c’est l’intérêt, qui ti­en­nent unis les hom­mes de la société bour­geoi­se dont le lien réel est donc con­sti­tué par la vie bour­geoi­se et non par la vie po­li­tique.» (Marx – La Sain­te Fa­mil­le)

«Mais l’es­cla­va­ge de la société bour­geoi­se est, en ap­pa­rence, la plus gran­de li­berté, parce que c’est, en ap­pa­rence, l’indépen­dance achevée de l’in­di­vi­du pour qui le mou­ve­ment effréné, libéré des ent­ra­ves générales et des li­mi­ta­ti­ons imposées à l’homme, des éléments vitaux dont on l’a dépouillé, la pro­priété par ex­emp­le, l’in­dus­trie, la re­li­gi­on, etc. est la ma­ni­fe­sta­ti­on de sa prop­re li­berté, alors que ce n’est en réalité que l’ex­pres­si­on de son as­ser­vis­se­ment ab­so­lu et de la perte de son ca­ractère hu­main. Ici, le pri­vilège a été rem­placé par le droit.» (Marx – La Sain­te Fa­mil­le)

La ques­ti­on de la démocra­tie ne fait que re­po­ser, sous une autre forme, l’op­po­si­ti­on fal­la­cieu­se entre con­cur­rence et mo­no­po­le. La com­mu­nauté matéri­el­le intègre les deux. Avec le fa­scis­me (= démocra­tie so­cia­le), démocra­tie et dic­ta­tu­re sont elles aussi intégrées. Par-là même, c’est un moyen de sur­mon­ter l’an­ar­chie.
«L’an­ar­chie est la loi de la société bour­geoi­se éman­cipée des pri­vilèges clas­si­fi­ca­teurs, et l’an­ar­chie de la société bour­geoi­se est la base de l’or­ga­ni­sa­ti­on pu­bli­que mo­der­ne, de même que cette or­ga­ni­sa­ti­on est à son tour la ga­ran­tie de cette an­ar­chie. Malgré toute leur op­po­si­ti­on, elles sont con­di­ti­ons l’une de l’autre.»
 (Marx – La Sain­te Fa­mil­le)

17) Main­ten­ant que la clas­se bour­geoi­se, celle qui di­ri­gea la révo­lu­ti­on, qui per­mit le déve­lop­pe­ment du ca­pi­tal, a di­s­pa­ru, rem­placée par la clas­se ca­pi­ta­lis­te qui vit du ca­pi­tal et de son procès de va­lo­ri­sa­ti­on, que la do­mi­na­ti­on de ce­lui-​ci est assurée (fa­scis­me) et que de ce fait il n’y a plus be­so­in d’une con­ci­lia­ti­on po­li­tique, parce que su­per­flue, mais d’une con­ci­lia­ti­on éco­no­mi­que (cor­po­ra­ti­vis­me, doc­tri­ne des be­so­ins, etc.), ce sont des clas­ses mo­y­en­nes qui se font les adep­tes de la démocra­tie. Seu­le­ment, plus le ca­pi­ta­lis­me se ren­force, plus l’il­lu­si­on de pou­voir par­ta­ger la di­rec­tion avec le ca­pi­tal s’éva­nouit. Il ne reste plus que la re­ven­di­ca­ti­on d’une démocra­tie so­cia­le à préten­ti­ons po­li­ti­ques: pla­ni­fi­ca­ti­on démocra­tique, plein em­ploi, etc. Ce­pen­dant, la société ca­pi­ta­lis­te, en créant l’as­sis­tan­ce so­cia­le, en es­sa­yant de main­tenir le plein em­ploi réclamé, réalise, la démocra­tie so­cia­le en ques­ti­on: celle des es­cla­ves au ca­pi­tal.
Avec le déve­lop­pe­ment des nou­vel­les clas­ses mo­y­en­nes, la re­ven­di­ca­ti­on de la démocra­tie se tein­te -​seu­le­ment-​ de com­mu­nis­me.

18) Ce qui précède con­cer­ne l’aire eu­ro-​nordaméri­cai­ne, mais n’est pas valable pour tous les pays où pen­dant long­temps a prédominé le mode de pro­duc­tion asia­tique (Asie, Afri­que) et où il prédo­mi­ne en­core (Inde par ex­emp­le). Dans ces pays, l’in­di­vi­du n’a pas été pro­du­it. La pro­priété privée a pu ap­pa­raître mais elle ne s’au­to­no­mi­se pas; il en est de même pour l’in­di­vi­du. Ceci est lié aux con­di­ti­ons géo-​so­cia­les de ces pays et ex­pli­que l’im­pos­si­bi­lité où se trou­ve le ca­pi­ta­lis­me de s’y déve­lop­per, tant qu’il ne s’était pas con­sti­tué en com­mu­nauté. Au­tre­ment dit, ce n’est que lors­qu’il est par­venu à ce stade que le ca­pi­ta­lis­me peut rem­pla­cer l’an­tique com­mu­nauté et ainsi conquérir des zones im­men­ses. Seu­le­ment, dans ces pays, les hom­mes ne peu­vent pas avoir le même com­por­te­ment que celui des oc­ci­den­taux. La démocra­tie po­li­tique est ob­li­ga­toire­ment es­ca­motée. On ne peut avoir, tout au plus, que la démocra­tie so­cia­le.

C’est pour­quoi nous avons, dans les pays les plus tra­vaillés par l’im­plan­ta­ti­on du ca­pi­ta­lis­me, un dou­b­le phénomène: une con­ci­lia­ti­on entre le mou­ve­ment réel et l’an­tique com­mu­nauté et une autre avec la com­mu­nauté fu­ture: le com­mu­nis­me. D’où la dif­fi­culté d’appro­che de ces sociétés.

Au­tre­ment dit, toute une gran­de por­ti­on de l’hu­ma­nité ne connaîtra pas la mys­ti­fi­ca­ti­on démocra­tique telle que l’a con­nue l’oc­ci­dent. C’est un fait po­si­tif pour la révo­lu­ti­on à venir.

En ce qui con­cer­ne la Rus­sie, nous avons un cas in­termédiai­re. On peut cons­ta­ter avec quel­le dif­fi­culté le ca­pi­ta­lis­me y est im­planté. Il a fallu une révo­lu­ti­on proléta­ri­en­ne. Là aussi, la démocra­tie po­li­tique oc­ci­den­ta­le n’avait pas de ter­rain de déve­lop­pe­ment et on peut cons­ta­ter qu’elle ne peut y fleur­ir. Nous au­rons, comme dans l’oc­ci­dent ac­tu­el, la démocra­tie so­cia­le. Mal­heu­reu­se­ment là-bas aussi, la cont­re-​révo­lu­ti­on a ap­porté le poi­son sous forme de la démocra­tie proléta­ri­en­ne et, pour beau­coup, l’in­vo­lu­ti­on de la révo­lu­ti­on dev­rait être re­cherchée dans la non-réali­sa­ti­on de cel­le-​ci.

Le mou­ve­ment com­mu­nis­te re­pren­dra, en re­con­nais­s­ant ces faits et en leur ac­cor­d­ant toute leur im­port­an­ce. Le proléta­ri­at se re­con­sti­tu­era en clas­se et donc en parti, dépas­sant ainsi le cadre étriqué de tou­tes les sociétés de clas­se. L’espèce hu­mai­ne pour­ra fi­na­le­ment être unifiée et for­mer un seul être.

19) Tou­tes les for­mes his­to­ri­ques de démocra­tie cor­re­spon­dent à des sta­des de déve­lop­pe­ment où la pro­duc­tion était limitée. Les différen­tes révo­lu­ti­ons qui se sont succédées sont des révo­lu­ti­ons par­ti­el­les. Il était im­pos­si­ble que le déve­lop­pe­ment éco­no­mi­que puis­se se faire, pro­gres­ser, sans que ne se pro­dui­se l’ex­ploi­ta­ti­on d’une clas­se. On peut cons­ta­ter que de­puis l’an­ti­quité ces révo­lu­ti­ons ont cont­ri­bué à éman­ci­per une masse tou­jours plus gran­de d’hom­mes. D’où l’idée que l’on va vers la démocra­tie par­fai­te, c’est-à-dire une démocra­tie re­grou­pant tous les hom­mes. Beau­coup, de ce fait, se sont em­pressés d’écrire l’égalité: so­cia­lis­me = démocra­tie. Il est vrai qu’il est pos­si­ble de dire qu’avec la révo­lu­ti­on com­mu­nis­te et la dic­ta­tu­re du proléta­ri­at, il y a une masse plus im­port­an­te d’hom­mes qu’au­pa­ra­vant ent­rant dans le do­mai­ne de cette démocra­tie idéale; qu’en généra­li­sant sa con­di­ti­on de prolétaire à l’en­sem­ble de la société, le proléta­ri­at ab­olit les clas­ses et réalise la démocra­tie (le ma­ni­fes­te dit que la révo­lu­ti­on c’est la conquête de la démocra­tie). Il faut tou­te­fois ajou­ter que ce pas­sa­ge à la li­mi­te, cette généra­li­sa­ti­on, est en même temps la de­struc­tion de la démocra­tie. Car, par­allèle­ment, la masse hu­mai­ne ne reste pas con­sti­tuée à l’état de sim­ple somme d’in­di­vi­dus tous équi­va­l­ents en droit sinon en fait. Ceci ne peut être que la réalité d’un mo­ment très bref de l’his­toire dû à une éga­li­sa­ti­on forcée. L’hu­ma­nité se con­sti­tu­era en un être collec­tif, la Ge­mein­we­sen. Cel­le-​ci naît en de­hors du phénomène démocra­tique et c’est le proléta­ri­at con­sti­tué en parti qui trans­met cela à la société. Lors­qu’on passe à la société fu­ture, il y a un chan­ge­ment qua­li­ta­tif et non seu­le­ment quan­ti­ta­tif. Or la démocra­tie «est le règne an­ti-​mar­xis­te de cette quan­tité im­puis­s­an­te, de toute éter­nité, à de­ve­nir qua­lité». Re­ven­di­quer la démocra­tie pour la société post-​révo­lu­ti­onn­ai­re, c’est re­ven­di­quer l’im­puis­sance. D’autre part, la révo­lu­ti­on com­mu­nis­te n’est plus une révo­lu­ti­on par­ti­el­le. Avec elle se ter­mi­ne l’éman­ci­pa­ti­on pro­gres­si­ve et se réalise l’éman­ci­pa­ti­on ra­di­ca­le. Là en­core, saut qua­li­ta­tif.

20) La démocra­tie re­po­se sur un dua­lis­me et est le moyen de le sur­mon­ter. Ainsi elle résoud celui entre es­prit et matière équi­va­lent à celui entre grands hom­mes et masse, par délégati­on des pou­voirs; celui entre ci­toy­en et homme, par le bul­le­tin de vote, le suf­fra­ge uni­ver­sel. En fait, sous prétexte de l’ac­ces­si­on à la réalité de l’être total, il y a délégati­on de la sou­ver­ai­neté de l’homme à l’Etat. L’homme se déleste de son pou­voir hu­main.
La sépa­ra­ti­on des pou­voirs néces­si­te leur unité et ceci se fait tou­jours par vio­la­ti­on d’une con­sti­tu­ti­on. Cel­le-​ci est fondée sur un di­vorce entre si­tua­ti­on de fait et si­tua­ti­on de droit. Le pas­sa­ge de l’une à l’autre étant assuré par la vio­lence.

Le prin­ci­pe démocra­tique n’est en réalité que l’ac­cep­ta­ti­on d’une donnée de fait: la scis­si­on de la réalité, le dua­lis­me lié à la société de clas­ses.

21) On veut sou­vent op­po­ser la démocra­tie en général qui se­rait un con­cept vide à une forme de démocra­tie qui se­rait la clef de l’éman­ci­pa­ti­on hu­mai­ne. Or qu’est-​ce qu’une donnée dont la par­ti­cu­la­rité est non seu­le­ment en con­tra­dic­tion avec son con­cept général mais doit en être la négati­on? En fait, théori­ser une démocra­tie par­ti­cu­lière (proléta­ri­en­ne par ex­emp­le) re­vi­ent en­core à es­ca­mo­ter le saut qua­li­ta­tif. En effet, ou cette forme démocra­tique en ques­ti­on est réel­le­ment en con­tra­dic­tion avec le con­cept général, et alors on a vrai­ment autre chose (pour­quoi, alors, démocra­tie?), où elle est com­pa­ti­ble avec ce con­cept et elle ne peut avoir qu’une con­tra­dic­tion d’ordre quan­ti­ta­tif (em­bras­ser un plus grand nom­bre d’hom­mes par ex­emp­le) et, de ce fait, elle ne sort pas des li­mi­tes même si elle tend à les re­pous­ser.

Cette thèse ap­pa­raît sou­vent sous la forme: la démocra­tie proléta­ri­en­ne n’est pas la démocra­tie bour­geoi­se, et on parle de démocra­tie di­rec­te pour mon­trer que si la se­con­de a be­so­in d’une coupu­re, d’une dua­lité (délégati­on de pou­voir), la première la nie. On définit alors la société fu­ture comme étant la réali­sa­ti­on de la démocra­tie di­rec­te.

Ceci n’est qu’une négati­on négati­ve de la société bour­geoi­se et non une négati­on po­si­ti­ve. On veut en­core définir le com­mu­nis­me par un mode d’or­ga­ni­sa­ti­on qui soit plus adéquat aux di­ver­ses ma­ni­fe­sta­ti­ons hu­mai­nes. Mais le com­mu­nis­me est l’af­fir­ma­ti­on d’un être, de la véri­ta­ble Ge­mein­we­sen de l’homme. La démocra­tie di­rec­te ap­pa­raît comme étant un moyen pour réali­ser le com­mu­nis­me. Or ce­lui-​ci n’a pas be­so­in d’une telle média­ti­on. Il n’est pas une ques­ti­on d’avoir ni de faire, mais une ques­ti­on d’être. 


mardi 17 novembre 2009

L'ANARCHISME ET LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE

L'ANARCHISME
 
ET LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE
par Helmut Wagner
I. C. C. Vol. 3, n°' 5 et 6—Juin 1937 (Helmut Wagner. Traduit de Raetekorrespondenz). 



Les luttes héroïques des ouvriers espagnols marquent une étape dans le développement du mouvement prolétarien international. Elles ont enrayé la progression jusque-là victorieuse du fascisme et, en même temps, impulsé une nouvelle période d'expansion des luttes de classes. Mais la portée de la guerre civile espagnole pour le prolétariat mondial ne se limite pas à cet aspect. Son importance réside aussi dans le fait qu'elle a mis à l'épreuve les théories et les tactiques de l'anarchisme et de l'anarcho- syndicalisme.
L'Espagne a été de tous temps le foyer traditionnel de l'anarchisme. L'énorme influence que les doctrines anarchistes y ont acquise ne peut s'expliquer que par la structure particulière des classes dans ce pays. La théorie proudhonienne des artisans individuels et indépendants, comme l'application par Bakounine de cette morne théorie aux usines, ont trouvé un soutien passionné parmi les petits paysans, les ouvriers d'usines et les ouvriers agricoles. Les doctrines anarchistes ont été adoptées par de larges fractions du prolétariat espagnol et c'est à cela que l'on doit la levée spontanée des ouvriers contre le soulèvement fasciste.

Nous ne voulons cependant pas dire que le déroulement de la lutte a été déterminé par l'idéologie anarchiste, ou qu'il reflète le but des anarchistes. Au contraire, nous allons démontrer que les anarchistes ont été poussés à abandonner beaucoup de leurs vieilles idées et à accepter en échange des compromis de la pire espèce. En analysant ce processus nous allons démontrer que l'anarchisme était incapable de tenir tête à la situation, non pas à cause de la faiblesse du mouvement qui n'en aurait pas permis une application pratique, mais parce que les méthodes anarchistes pour organiser les différentes phases de la lutte étaient en contradiction avec la réalité objective. Ce type de situation révèle des similitudes frappantes avec celle des bolcheviks russes en 1917. Les bolcheviks russes ont été forcés d'abandonner une à une leurs vieilles théories, jusqu'à en être réduits à exploiter les ouvriers et les paysans selon les méthodes capitalistes bourgeoises; de même, les anarchistes en Espagne sont maintenant forcés d'accepter les mesures qu'ils ont jadis dénoncées comme centralistes et répressives. Le déroulement de la Révolution russe a démontré que les théories bolcheviques n'étaient pas valables pour résoudre les problèmes de la lutte de classe prolétarienne; de même, la guerre civile espagnole révèle l'incapacité des doctrines anarchistes à résoudre ces mêmes problèmes.

Il nous semble important d'élucider les erreurs commises par les anarchistes parce que leur lutte courageuse a conduit beaucoup d'ouvriers - qui voient clairement le rôle de traîtres joué par les représentants de la IIe et IIIe Internationales à croire, qu'après tout, les anarchistes ont raison. De notre point de vue, une telle opinion est dangereuse car elle tend à accroître la confusion déjà grande au soin de la classe ouvrièrere. Nous considérons qu'il est de notre devoir de démontrer, à partir de l'exemple espagnol, que l'argumentation anarchiste contre le marxisme est fausse, que c'est la doctrine anarchiste qui a échoué. Quand il s'agit de comprendre une situation donnée, ou de montrer des voies et les méthodes dans une lutte révolutionnaire précise, le marxisme sert encore de guide et s'oppose au pseudo-marxisme des Partis de la IIe et IIIe Internationales

La faiblesse des théories anarchistes a d'abord été démontrée à propos de l'organisation du pouvoir politique. D'après la théorie des anarchistes, il suffirait pour assurer et garantir la victoire révolutionnaire, de laisser le fonctionnennent des usines aux mains des syndicats. Les anarchistes n'ont donc jamais essayé d'enlever le pouvoir au gouvernement de Front Populaire. Ils n'ont pas non plus travaillé à la mise sur pied d'un pouvoir politique des conseils (soviets). Au lieu de faire de la propagande pour la lutte de classes contre la bourgeoisie, ils ont prêche la collaboration de classes à tous les groupes appartenant au front antifasciste. Quand la bourgeoisie a commencé à s'attaquer au pouvoir des organisations ouvrières, les anarchistes ont rejoint le nouveau gouvernernent, ce qui constitue une importante déviation par rapport à leurs principes de base. Ils ont essayé d'expliquer ce geste en alléguant qu'en raison de la collectivisation, le nouveau gouvernement de front populaire ne représenterait plus comme avant un pouvoir politique, mais un simple pouvoir économique, puisque ses membres étaient des représentants des syndicats, auxquels appartenaient pourtant des membres de la petite bourgeoisie de l'Esquerra (1). L'argument des anarchistes est le suivant: puisque le pouvoir est dans les usines, et que les usines ont contrôlées par les syndicats, le pouvoir est donc entre les mains des ouvriers. Nous verrons plus loin comment cela fonctionne en réalité.

Le décret de dissolution des milices est paru pendant que les anarchistes étaient au gouvernement. L'incorporation des milices dans l'armée régulière, la suppression du P. O. U. M. (2) à Madrid ont été décrétées avec leur approbation. Les anarchistes ont aidé à organiser un pouvoir politique bourgeois mais n'ont rien fait pour la formation d'un pouvoir politique prolétarien.

Notre intention n'est pas de rendre les anarchistes responsables de l'évolution suivie par la lutte antifasciste et de son détournement vers une impasse bourgeoise. D'autres facteurs doivent être incriminés, en particulier l'attitude passive des ouvriers dans les autres pays. Ce que nous critiquons le plus sévèrement est le fait que les anarchistes aient cessé de travailler pour une révolution prolétarienne réelle, et qu'ils se soient identifiés au processus dans lequel ils étaient impliqués. Ils ont ainsi occulté l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie, et ont donné cours à des illusions pour lesquelles nous craignons qu'ils n'aient à payer eux-mêmes très cher dans le futur. Les tactiques des anarchistes espagnols ont eu droit à un certain nombre de critiques dans les groupes libertaires de l'étranger certaines de ces critiques en arrivent même à les accuser de trahison à l'égard des idéaux anarchistes. Mais comme leurs auteurs ne réalisent pas la véritable situation à laquelle sont confrontés leurs camarades espagnols, ces critiques restent négatives.

Il ne pouvait en être autrement. Les doctrines anarchistes n'apportent tout simplement pas de réponse appropriée aux questions que soulève la pratique révolutionnaire. Pas de participation au gouvernement, pas d'organisation du pouvoir politique, syndicalisation de la production voilà les mots d'ordre anarchistes de base. De tels mots d'ordre ne vont effectivement pas dans le sens des intérêts de la révolution prolétarienne. Les anarchistes espagnols sont retombés dans les pratiques bourgeoises parce qu'ils ont été incapables de remplacer leurs irréalisables mots d'ordre par les mots d'ordre révolutionnaires du prolétariat. Les critiques et les conseillers libertaires étrangers ne pouvaient offrir de solutions car ces problèmes ne peuvent être résolus que sur la base de la théorie marxiste.

La position la plus extrême parmi les anarchistes dé l'étranger est œlle des anarchistes hollandais (à l'exception des anarcho-syndicalistes hollandais du N. S. V.—Netherlands Syndicalist Vuband). Les anarchistes de Hollande s'opposent à toute lutte employant des armes militaires parce qu'une telle lutte est en contradiction avec l'idéal et le but anarchistes. Ils nient l'existence de classes. En même temps, ils ne peuvent s'empercher d'exprimer leur sympathie pour les masses en lutte contre le fascisme. En réalité, leur position équivaut à un sabotage de la lutte. Ils dénoncent toute action ayant pour but d'aider les ouvriers espagnols, telle que l'envoi d'armes. Le fond de leur propagande est celui-ci: tout doit être fait pour éviter l'extension du conflit à d'autres pays d'Europe. Ils prônent la résistance passive à la Ghandi, dont la philosophie, appliquée à la réalité objective, aboutit à la soumission de travailleurs sans défense aux bourreaux fascistes.

Les anarchistes d'opposition maintiennent que le pouvoir centralisé exercé par la dictature du prolétariat ou par un état-major militaire, mène à une autre forme de répression des masses. Les anarchistes espagnols répondent en faisant remarquer que eux (en Espagne) ne luttent pas pour un pouvoir politique centralisé; au contraire, ils favorisent la syndicalisation de la production, ce qui exclut l'exploitation des travailleurs. Ils croient sérieusement que les usines sont aux mains des ouvriers et qu'il n'est pas nécessaire d'organiser toutes les usines sur une base centraliste et politique. Cependant, l'évolution réelle a déjà prouvé que la centralisation de la production est en cours et les anarchistes sont forcés de s'adapter aux nouvelles conditions, même si c'est contre leur volonté. Partout où les ouvriers anarchistes négligent d'organiser leur pouvoir politiquement et d'une manière centralisée dans les usines et les communes, les représentants des partis capitalistes bourgeois (les partis socialiste et communiste compris) s'en chargeront. Cela signifie que les syndicats, au lieu d'être directement contrôlés par les ouvriers dans les usines, seront réglementés d'après les lois et les décrets du gouvernement capitaliste bourgeois.
II


De ce point de vue, on se pose la question: est-il vrai que les ouvriers en Catalogne ont détenu le pouvoir dans les usines après que les anarchistes aient « syndicalisé » la production? Il nous suffit de citer quelques paragraphes de la brochure « Que sont la C. N. T. et la F. A. I. ? » (publication officielle delà C.N.T. - F. A. I.) pour répondre à cette question. « La direction des entreprises collectivisées repose dans les mains des Conseils d'usine, élus en assemblée générale d'usine. Ces Conseils doivent se composer de cinq à quinze membres. La durée de participation au Conseil est de deux ans...


« Les Conseils d'usine sont responsables devant l'Assemblée plénière de l'entreprise et devant le Conseil général de la branche d'industrie. En commun avec le Conseil général de leur branche d'industrie, ils règlent la marche de la production. En plus, ils règlent les questions des dommages du travail, des conditions de travail, des institutions sociales, etc.


« Le Conseil d'usine désigne un directeur. Dans les entreprises occupant plus de 500 ouvriers, cette nomination doit se faire en accord avec le Conseil économique. Chaque entreprise nomme en plus, comme représentant de la « Généralité » (3), un des membres du Conseil d'usine, en accord avec les ouvriers.


« Les Conseils d'entreprise tiennent au courant de leurs travaux et de leurs plans aussi bien l'Assemblée plénière des, ouvriers que le Conseil général de leur branche d'industrie. Au cas d'incapacité ou de refus d'application des décisions prises, des membres du Conseil d'usine peuvent être destitués par l'Assemblée plénière ou par le Conseil général de leur branche d'industrie.


« si une telle destitution est prononces par le Conseil général de l'industrie, les ouvriers de l'entreprise peuvent en appeler et le Département de l'économie de la Généralité décide du cas après avoir entendu le Conseil économique antifasciste...


« Les Conseils généraux des branches d'industrie sont composés de: 4 représentants des Conseils d'usine, 8 représentants des syndicats suivant les proportions des différentes tendances syndicales dans l'industrie et 4 techniciens envoyés par le Conseil économique antifasciste. Ce comité travaille sous la présidence d'un membre du Conseil économique.


« Les Conseils généraux des industries s'occupent des problèmes suivants: organisation de la production, calcul des prix de revient, éviter la concurrence entre les entreprises, étude des besoins de produits dans l'industrie, étude des marchés intérieurs et extérieurs... étude et propositions sur le terrain des méthodes de travail, suggestions sur la politique douanière, édification de centrales de ventes, acquisition des moyens de travail et des matières premières, attributions de crédits, installations de stations techniques d'essais et de laboratoires, de statistiques de production et des besoins de consommation, de travaux préliminaires pour le remplacement des matériaux étrangers par des matières espagnoles, etc. (4)»

Il n'est nul besoin de se creuser la tête pour se rendre compte que ces propositions placent toutes les fonctions économiques entre les mains du Conseil économique général. Comme nous l'avons vu, le Conseil économique général antifasciste est constitué de 8 représentants des syndicats: 4 techniciens nommés par le Conseil économique général et 4 représentants des Conseils d'usine. Le Conseil économique général antifasciste fut constitué au début de la révolution et se compose de représentants des syndicats et de la petite bourgeoisie (Esquerra, etc.). Seuls les quatre délégués du Conseil d'usine pourraient être considérés comme des représentants directs des ouvriers. Nous notons en outre qu'en cas de renvoi des représentants du Conseil d'usine, le Conseil d' industrie de la « Generalidad » et le Conseil économique général antifasciste ont une influence décisive. Le Conseil général économique peut destituer des oppositionnels dans les conseils; contre cette mesure, les ouvriers peuvent faire appel auprès du Conseil d'industrie, mais la décision repose en dernier lieu sur le Conseil économique général. Le Conseil d'usine peut désigner un directeur, mais pour les entreprises plus grandes, le consentement du Conseil d'industrie est nécessaire.

Bref, on peut dire que les ouvriers n'ont en réalité aucun pouvoir sur l'organisation et le contrôle des usines. En fait, ce sont les syndicats qui gouvernent. Nous verrons ce que cela signifie.


Considérant les quelques faits susmentionnés, nous sommes incapables de partager l'enthousiasme de la C. N. T. au sujet de « l'évolution sociale ». « Dans les locaux administratifs, palpite la vie d'une révolution véritablement constructive », écrit Rosselli (1) dans « Qu'est-ce que la C. N. T. et la F. A. I. » (pp. 38-39, Éd. allemande). D'après nous, le pouls d'une révolution authentique ne bat pas dans les bureaux administratifs, mais dans les usines. Dans les bureaux bat le cœur d'une vie différente, celle de la bureaucratie.

Nous ne critiquons pas les faits. Les faits, les réalités, sont déterminés par des cirsonstances et des conditions qui échappent au contrôle des simples groupes. Que les ouvriers de Catalogne n'aient pas établi la dictature du prolétariat, ce n'est pas de leur faute. La vraie raison réside dans la situation internationale confuse, qui met les ouvriers espagnols en opposition face au reste du monde.

Dans de telles conditions, il est impossible au prolétariat espagnol de se libérer de ses alliés petits-bourgeois. La révolution était condamnée avant même d'avoir commencé.

Non, nous ne critiquons pas les faits. Nous critiquons cependant les anarchistes pour avoir confondu la situation en Catalogne avec le socialisme. Tous ceux qui parlent aux ouvriers de socialisme en Catalogne— en partie parce qu'ils y croient, en partie parce qu'ils ne veulent pas perdre leur influenœ sur le mouvement—empêchent les travailleurs de voir ce qui est en train de se passer en Espagne. Ils ne comprennent rien à la révolution et rendent par là plus difficile le développement des luttes radicales.

Les travailleurs espagnols ne peuvent pas se permettre de lutter effectivement contre les syndicats, car cela mènerait à une faillite complète sur les fronts militaires, Ils n'ont pas d'autre alternative; ils doivent lutter contre les fascistes pour sauver leurs vies, ils doivent accepter toute aide sans regarder d'où elle vient. Ils ne se demandent pas si le résultat de cette lutte sera le socialisme ou le capitalisme; ils savent seulement qu'ils doivent lutter jusqu'au bout. Seule une petite partie du prolétariat est consciemment révolutionnaire.

Tant que les syndicats organiseront la lutte militaire, les travailleurs les soutiendront; on ne peut pas nier que cela mène à des compromis avec la bourgeoisie, mais c'est considéré comme un mal nécessaire. Le mot d'ordre de la C. N. T.: « D'abord la victoire contre les fascistes, après la révolution sociale », exprime le sentiment encore prédominant parmi les militants ouvriers. Mais ce sentiment peut aussi être expliqué par l'arriération du pays qui rend les compromis avec la bourgeoisie non seulement possibles mais obligatoires pour le prolétariat. Il en résulte que le caractère de la lutte révolutionnaire subit d'énormes transformations et qu'au lieu de tendre vers le renversement de la bourgeoisie, il mène à la consolidation d'un nouvel ordre capitaliste.


                                        L'AIDE ÉTRANGÈRE ÉTRANGLE LA RÉVOLUTION


La classe ouvrière en Espagne ne lutte pas seulement contre la bourgeoisie fasciste mais contre la bourgeoisie du monde entier. Les pays fascistes, Italie, Allemagne, Portugal et Argentine, soutiennent les fascistes espagnols dans cette lutte avec tous les moyens dont ils disposent. Ce fait suffit à rendre impossible la victoire de la révolution en Espagne. Le poids énorme des Etats ennemis est trop lourd pour le prolétariat espagnol. Si les fascistes espagnols, avec leurs moyens considérables, n'ont pas encore gagné, essuyant même des défaites sur plusieurs fronts, ceci est dû aux livraisons d'armes effectuées par les gouvernements antifascistes. Alors que le Mexique, dés le début, a fourni des munitions et des armes sur une petite échelle, la Russie n'a commencé son aide qu'au bout de cinq mois de guerre. L'aide est arrivée après que les troupes fascistes, équipées avec des armes modernes italiennes et allemandes et soutenues, de plus, par tous les moyens dont disposaient les pays fascistes, aient fait reculer les milices antifascistes. Cela permit de continuer à lutter, ce qui obligea l'Italie et l'Allemagne à envoyer encore plus d'armes, et même des troupes. De ce fait, ces pays sont devenus de plus en plus influents dans la situation politique. La France et l'Angleterre, inquiètes à cause des relations avec fleurs colonies, ne pouvaient se désintéresser d'une telle évolution La lutte en Espagne prend le caractère d'un conflit international entre les grandes puissances impérialistes qui, ouvertement ou secrètement, participent à la guerre pour défendre d'anciens privilèges ou pour en conquérir de nouveaux. Des deux côtés, les forces antagonistes en Espagne reçoivent des armes et un soutien matériel. On ne peut pas encore discerner quand et où cette lutte va prendre fin.

En attendant, cette aide de l'étranger sauve les travailleurs espagnols en même temps qu'elle donne à la révolution son coup de grâce. Les armes modernes de l'étranger ont placé la lutte sur le terrain militaire et, en conséquence, le prolétariat espagnol a été soumis aux intérêts impérialistes et, avant tout, aux intérêts russes. La Russie n'aide pas le gouvernement espagnol pour favoriser la révolution, mais pour empocher la croissance de l'influence italienne et allemande dans la zone méditerranéenne. Le blocus des navires russes et la saisie de leurs cargaisons montre clairement à la Russie ce qui l'attend quand elle laissera la victoire à l'Allemagne et l'Italie.


La Russie essaie de s'implanter en Espagne. Nous ne ferons qu'indiquer comment, de par la pression qu'elle exerce, les ouvriers espagnols sont en train de perdre graduellement leur influence sur le déroulement des événements, comment les comités de milice sont dissous, le P. O. U. M. exclu du gouvernement et la C. N. T. ligotée.


Depuis des mois, on refuse des armes et des munitions au P. O. U. M. et à la C. N. T. sur le front d'Aragon. Tout cela prouve que le pouvoir dont dépendent matériellement les antifascistes espagnols dirige aussi la lutte des ouvriers. Ces derniers, s'ils peuvent essayer de se débarrasser de l'influence de la Russie, ne peuvent se passer de son aide, et, en dernier ressort, ils doivent accèder à toutes ses demande,. Tant que les ouvriers de I 'étranger ne se révolteront pas contre leur propre bourgeoisie, apportant ainsi un soutien actif à la lutte en Espagne, les ouvriers espagnols devront sacrifier leur but socialiste.

La cause réelle de la faillite interne de la révolution espagnole s'explique par sa dépendance vis-à-vis de l'aide matérielle des pays capitalistes (ici, le capitalisme d'État russe). Si la révolution s'étendait à l'Angleterre, la France, l'Italie, l'Allemagne, la Belgique, alors les choses auraient un autre aspect. Si la contre-révolution était écrasée dans les zones industrielles les plus importantes, comme elle l'est maintenant à Madrid, en Catalogne, aux Asturies, alors le pouvoir de la bourgeoisie fasciste serait brisé. Des troupes de gardes blancs pourraient certainement mettre la révolution en danger, mais non plus la battre. Des troupes qui ne s'appuient pas sur une puissance industrielle suffisante perdent vite tout pouvoir. Si la révolution prolétarienne s'effectuait dans les zones industrielles les plus importantes, les travailleurs ne dépendraient pas du capital étranger. Ils pourraient se saisir de tout le pouvoir. Ainsi, nous disons une fois de plus que la révolution prolétarienne ne peut être vigoureuse que si elle est internationale. Si elle reste confinée à une petite région, elle sera ou écrasée par les armes, ou dénaturée par les intérêts impérialistes. Si la révolution prolétarienne est assez forte à l'échelle internationale, alors elle n'a plus besoin de craindre la dégénérescence dans le sens d'un capitalisme d'État ou privé. Dans la partie suivante, nous traiterons des questions qui se poseraient dans ce cas.

                            LA LUTTE DE CLASSES DANS L'ESPAGNE « ROUGE »


Bien que nous ayons montré dans la partie précédente comment la situation internationale forçait les ouvriers espagnols à des compromis avec la bourgeoisie, nous n'en avons cependant pas conclu que la lutte de classes était terminée en Espagne. Au contraire, elle continue sous le couvert du front populaire antifasciste, comme le prouvent les assauts de la bourgeoisie contre chaque bastion des comités ouvriers, et le durcissement des positions du gouvernement. Les ouvriers de l'Espagne « rouge » ne peuvent rester indifférents à ce processus; de leur côté, ils doivent essayer de conserver les positions conquises pour éviter les empiétements futurs de la bourgeoisie et pour donner une nouvelle orientation révolutionnaire aux événements. Si les ouvriers en Catalogne ne s'opposent pas à la progression de la bourgeoisie, leur défaite totale est certaine. Si le gouvernement de front populaire battait éventuellement les fascistes, il utiliserait tout son pouvoir pour écraser le prolétariat. La lutte entre la classe ouvrière et la bourgeoisie continuerait mais dans des conditions bien pires pour le prolétariat; parce que la bourgeoisie « démocratique », après avoir laissé les travailleurs remporter la victoire contre les fascistes, retournerait ensuite toutes ses forces contre le prolétariat. La désintégration systématique du pouvoir des ouvriers se poursuit depuis des mois; et dans les discours de Caballero, on peut déjà entrevoir le sort que réserve aux travailleurs le gouvernement actuel, une fois qu'ils lui auront donné la victoire.

Nous avons dit que la révolution espagnole ne peut être victorieuse que si elle devient internationale. Mais les ouvriers espagnols ne peuvent pas attendre que la révolution commence en d'autres points d'Europe; ils ne peuvent pas attendre l'aide qui, jusqu'à présent, est restée un vœu pieux. Ils doivent maintenant, tout de suite, défendre leur cause non seulement contre les fascistes, mais contre leurs propres alliés bourgeois. L'organisation de leur pouvoir est aussi une nécessité urgente dans la situation actuelle.
Comment le mouvement des ouvriers espagnols répondit à cette question? La seule organisation qui y donne une réponse concrète est le P. O. U. M. Il fait de la propagande pour l'élection d'un congrès général des conseils, dont sortira un gouvernement véritablement prolétarien. A cela, nous répondons que les bases d'un tel programme n'existent pas encore. Les prétendus « conseils ouvriers », dans la mesure où ils ne sont pas encore liquidés, sont pour la plupart sous l'influence de la Generalidad, qui a un contrôle serré sur leurs membres. Même si elle avait lieu, l'élection de ce congrès ne garantirait pas le pouvoir des ouvriers sur la production. Le pouvoir social n'est pas le simple contrôle du gouvernement. Pour se maintenir, le pouvoir prolétarien doit s'exercer dans tous les domaines de la vie sociale. Le pouvoir politique central, pour grande que soit son importance, n'est qu'un des moyens de le réaliser. Si les ouvriers doivent organiser leur pouvoir contre la bourgeoisie, ils doivent commencer par le commencement. D'abord, ils doivent libérer leurs organisations d'usine de l'influence des partis et des syndicats officiels, parce que ces derniers rattachent les ouvriers au gouvernement actuel et, par là, à la société capitaliste, Ils doivent essayer, à travers leurs organisations d'usine, de pénétrer chaque secteur de la vie sociale. Sur cette base seulement, il est possible de batir le pouvoir prolétarien; sur cette base seulement, peuvent travailler en harmonie les forces de la classe ouvrière.



                                   L'ORGANISATION ÉCONOMIQUE DE LA RÉVOLUTION


Les questions de l'organisation politique et économique sont indissociables. Les anarchistes, qui niaient la nécessité d'une organisation politique, ne pouvaient donc pas résoudre les problèmes de l'organisation économique. Il y a interrelation entre le problème de la liaison du travail dans les différentes usines, et celui de la circulation des biens, dans la mesure où le pouvoir politique ouvrier est en cause. Les travailleurs ne peuvent pas établir leur pouvoir dans les usines sans construire un pouvoir politique ouvrier et ce dernier ne peut se maintenir comme tel que s'il a ses racines dans la formation de conseils d'usine. Ainsi, une fois démontrée la nécessite de la construction d'un pouvoir politique, on peut s'interroger sur la forme que revêtira ce pouvoir prolétarien, sur la manière dont il intègre la société et dont il s'exprime à partir des usines. Supposons que les ouvriers des principales zones industrielles, par exemple en Europe, prennent le pouvoir et écrasent ainsi quasiment la puissance militaire de la bourgeoisie. La menace extérieure la plus grave pour la révolution se trouverait donc écartée Mais comment les ouvriers, en tant que propriétaires collectifs des ateliers doivent-ils remettre la production en marche pour satisfaire les besoins de la société? Pour cela, on a besoin de matières premières; mais d'où viennent-elles? Une fois le produit fabriqué, ou doit-on l'envoyer? Et qui en a besoin? On ne pourrait résoudre aucun de ces problèmes si chaque usine devait fonctionner isolément. Les matières premières destinées aux usines viennent de toutes les parties du monde, et les produits résultant de ces matières sont consommés dans le monde entier. Comment les ouvriers vont-ils savoir où se procurer ces matières premières? Comment vont-ils trouver des consommateurs pour leurs produits? Les produits ne peuvent pas être fabriqués au hasard. Les ouvriers ne peuvent livrer des produits et des matières premières sans savoir si les deux vont être utilisés d'une façon appropriée. Pour que la vie économique ne s'arrête pas immédiatement, il faut mettre au point une méthode pour organiser la circulation des marchandises.

C'est là que réside la difficulté. Dans le capitalisme, cette tâche est accomplie par le marché libre et au moyen de l'argent. Sur le marché, les capitalistes, en tant que propriétaires des produits, s'affrontent les uns aux autres; c'est là que sont déterminés les besoins de la société: l'argent est la mesure de ces besoins. Les prix expriment la valeur approximative des produits. Dans le communisme, ces formes économiques, qui découlent de la propriété privée et y sont liées, disparaitront. La question qui se pose est donc: comment doit-on fixer, déterminer les besoins de la société sous le communisme?

Nous savons que le marché libre ne peut remplir son rôle que dans certaines limites. Les besoins qu'il mesure ne sont pas déterminés par les besoins réels des gens mais par le pouvoir d'achat des possesseurs et par les salaires que reçoivent les ouvriers. Sous le communisme, par contre, ce qui comptera, ce seront les besoins réels des masses et non le contenu des portefeuilles.

Il est clair maintenant que les besoins réels des masses ne peuvent être déterminés par aucune sorte d'appareil bureaucratique, mais par les ouvriers eux-mêmes. La première question que cette constatation soulève est, non pas de savoir si les ouvriers sont capables de réaliser cette tâche, mais qui dispose des produits de la société. Si l'on permet à un appareil bureaucratique de déterminer les besoins des masses, il se créera un nouvel instrument de domination sur la classe ouvrière. C'est pourquoi il est essentiel que les ouvriers s'unissent dans des coopératives de consommateurs et créent ainsi l'organisme qui exprimera leurs besoins. Le même principe vaut pour les usines; les ouvriers, unis dans les organisations d'usine, établissent la quantité de matières premières dont ils ont besoin pour les produits qu'ils doivent fabriquer. Il n'y a donc qu'un moyen sous le communisme pour établir les besoins réels des masses; l'organisation des producteurs et des consommateurs en conseils d'usine et conseils de consommateurs.

Cependant, il ne suffit pas aux ouvriers de savoir de quoi ils ont besoin pour leur subsistance, ni aux ateliers de connaître la quantité nécessaire de matières premières. Les usines échangent leurs produits; ceux-ci doivent passer par différentes phases, par plusieurs usines avant d'entrer dans la sphère de consommation. Pour rendre possible ce procés, il est nécessaire, non seulement d'établir des quantités, mais aussi de les gèrer. Ainsi, nous en venons à la deuxième partie du mécanisme qui doit se substituer au marché libre; c'est-à-dire la « comptabilité » sociale générale. Cette comptabilité doit inclure la situation de chaque usine et conseil de consommateurs, pour donner un tableau clair qui permette d'avoir une connaissanœ complète des besoins et des possibilités de la société.

Si l'on ne peut pas rassembler et centraliser ces données, alors toute la production sera plongée dans le chaos quand sera abolie la propriété privée et, avec elle, le marché libre. Seuls l'organisation de la production et de la distribution par des conseils de producteurs et de consornmateurs, et l'établissement d'une comptabilité centralisée permettront d'abolir le marché libre.
Nous avons vu qu'en Russie, le « marché libre » s'est maintenu, malgré toutes les mesures de suppression décrétées par les bolcheviks, parce que les organes qui étaient supposés le remplacer ne fonctionnèrent pas. En Espagne, l'impuissance des organisations à bâtir une production communiste est clairement démontrée par l'existence du marché libre. L'ancienne forme de propriété a maintenant un autre visage. A la place de la propriété personnelle des moyens de production, les syndicats jouent en partie le rôle des anciens propriétaires, sous une forme légèrement modifiée. La forme est changée, mais le système demeure. La propriété en tant que telle n'est pas abolie. L'échange des marchandises ne disparaît pas. Voici le grand danger qu'affronte à l'intérieur la révolution espagnole.

Les ouvriers doivent trouver une nouvelle forme de distribution des biens. S'ils maintiennent les formes actuelles, ils ouvrent la voie à une restauration complète du capitalisme. Si jamais les ouvriers établissaient une distribution centrale des biens ils devraient garder cet appareil central sous leur contrôle, car, créé dans le simple but d'établir des registres et des statistiques, il aurait la possibilité de s'approprier le pouvoir et de se transformer en instrument de coercition contre les ouvriers. Ce processus serait le premier pas vers un capitalisme d'État.


                  LA PRISE EN CHARGE DE LA PRODUCTION PAR LES SYNDICATS


Cette tendance a été clairement discernée en Espagne. Les permanents syndicaux peuvent disposer de l'appareil de production. Ils ont aussi une influence décisive sur les affaires militaires. L'influence des ouvriers dans la vie économique ne va pas plus loin que l'influence qu'ont leurs syndicats; et le fait que les mesures syndicales n'aient pas réussi à menacer sérieusement la propriété privée, illustre bien les limites de cette influence. Si les ouvriers prennent en charge l'organisation de la vie économique, un de leurs premiers actes sera dirigé contre les parasites. Le pouvoir magique de l'argent, qui ouvre toutes les portes, qui réduit tout à l'état de marchandises, disparaîtra. Un des premiers actes des travailleurs sera donc, sans doute, la création d'une sorte de bons de travail. Ces bons ne pourront être obtenus que par ceux qui accomplissent un travail utile (Des mesures spéciales concernant les vieillards, les malades, les enfants, etc., s'imposeront certainement.)

En Catalogne, cela ne s'est pas produit. L'argent demeure le moyen d'échange des biens. On a introduit un certain contrôle sur la circulation des marchandises, qui n'a profité en rien aux travailleurs: ils se sont vus contraints d'apporter leurs maigres possessions au mont-de-piété, pendant que les propriétaires fonciers, par exemple, touchaient des rentes qui se montaient à environ 4 % de Sur capital (« L'Espagne antifasciste », 10 octobre).

Évidemment, les syndicats ne pouvaient pas prendre d'autres mesures sans menacer l'unité du front antifasciste. On peut aussi penser, comme y incite le caractère libertaire de la C. N. T., que les syndicats regagneront œrtainement le terrain perdu, une fois qu'ils auront vaincu les antifascistes et accompli toutes les réformes néœssaires. Mais raisonner de cette façon, c'est commettre les mêmes erreurs que les différentes variétés de bolcheviks, qu'elles soient de gauche ou de droite. Les mesures accomplies jusqu'à présent prouvent clairement que les ouvriers n'ont pas le pouvoir. Qui prétendra que le même appareil qui aujourd'hui domine les ouvriers, leur donnera volontairement le pouvoir le jour où le fascisme aura été écrasé?

Sans doute, la C. N. T. est libertaire. Même si nous supposons que les permanents de cette organisation sont prêts à abandonner leur pouvoir dés que la situation militaire le permettra, qu'est-œ que cela changera réellement? Le pouvoir, en effet, n'est pas aux mains d'un quelconque leader, il appartient au grand appareil, composé d'innombrables « chefaillons » qui détiennent les positions clés et les postes secondaires. Ils sont capables, si on les chasse de leurs postes privilégiés, de bouleverser complètement la production. Voici soulevé le problème qui eut un rôle si important dans la révolution russe. L'appareil bureaucratique sabota la vie éconornique entière tant que les ouvriers eurent le contrôle des usines. Il en est de même pour l'Espagne.

Tout l'enthousiasme que manifeste la C. N. T. en faveur du droit à l'autogestion dans les usines, n'empêche pas que ce sont les comités syndicaux qui, en fait, assument la fonction de l'employeur et qui, par conséquent, doivent jouer le rôle d'exploiteurs du travail. Le système salarial est maintenu en Espagne. Seul l'aspect en a changé: auparavant au service des capitalistes, le travail salarié est maintenant au service des syndicats. en voici comme preuve quelques citations extraites d'un article de « I'Espagne antifasciste », n° 24, 28 novembre 1936, intitulé « La Révolution s'organise elle-même »:


« Le plenum provincial de Grenade s'est réuni à Cadix, du 2 octobre au 4 octobre 1936; et a adopté les résolutions suivantes:


5) Le comité d'union des syndicats contrôlera la production dans son ensemble d'agriculture comprise). Dans ce but, tout le matériel nécessaire aux semailles et à la moisson sera mis à sa disposition.


6) Comme point de départ de la coordination entre régions, chaque commission doit rendre possible l'échange des marchandises en comparant leurs valeurs sur la base des prix en cours.


7) Pour faciliter le travail, le comité doit établir le relevé statistique de ceux qui sont aptes au travail afin de savoir sur quel potentiel il peut compter et comment doit étre rationnée la nourriture en fonction de la taille des familles.


8) La terre confisquée est déclarée propriété collective. Par ailleurs, la terre de ceux qui ont des capacités physiques et professionnelles suffisantes, ne peut être saisie. Ceci pour obtenir une rentabilité maximale. » (En outre, la terre des petits propriétaires ne peut pas être confisque La saisie doit être accomplie en présence des organes de la C. N. T. et de l'U. G. T.)

Ces résolutions doivent être comprises comme une sorte de plan d'après lequel le comité d'union des syndicats organisera la production. Mais en même temps, nous devons faire remarquer que la direction des petites exploitations, aussi bien que celle des grandes où doit être garantie une rentabilité maximale, restera aux mains des anciens propriétaires. Le reste de la terre doit servir à des buts communautaires. En d'autres termes, elle doit être placée sous le contrôle des commissions du syndicat. De plus, le comité d'union des syndicats obtient le contrôle sur la production dans sa totalité. Mais pas un mot n'indique le rôle que doivent jouer les producteurs eux-mêmes dans ce nouveau type de production. Ce problème ne semble pas exister pour I'U.G. T. Pour eux, il ne S'agit au que de l'établissement d'une autre direction, à savoir la direction du comité de i'union des syndicats qui fonctionne encore sur la base du travail salarié. C'est la question du maintien du salariat qui détermine le cours de la révolution prolétarienne. Si les ouvriers demeurent des ouvriers salariés comme auparavant, même au service d'un comité établi par leur propre syndicat, leur position dans le système de production demeure inchangée. Et la révolution s'écartera de son orientation prolétarienne à cause de la rivalité inévitable qui surgira entre les partis ou les syndicats pour s'assurer le contrôle de l'économie. On peut donc alors se demander jusqu'à quel point les syndicats peuvent être considérés comme les représentants authentiques des travailleurs; ou, en d'autres termes, quelle influence ont les ouvriers sur les comités centraux des syndicats qui dominent la vie économique tout entière.


La réalité nous enseigne que les ouvriers perdent toute influence ou tout pouvoir sur ces organisations, même si, dans le meilleur des cas, tous les ouvriers sont organisés dans la C. N. T. ou l'U. G. T. et s'ils élisent leurs comités eux-mêmes.

Car les syndicats se transforment graduellement dés qu'ils fonctionnent en tant qu'organes autonomes du pouvoir. Ce sont les comités qui déterminent toutes les normes de production et de distribution sans en être responsables devant les ouvriers qui les ont élevés à ces postes, mais qui n'ont en aucun cas la possibilité de les révoquer à leur gré. Les comités obtiennent le droit de disposer de tous les moyens de production nécessaires au travail, et de tous les produits finis, tandis que le travailleur ne reçoit que le montant du salaire défini d'après le travail accompli. Le problème pour les ouvriers: espagnols consiste donc, jusqu'à présent, à préserver leur pouvoir sur les comités syndicaux qui règlent la production et la distribution. Or, on voit que la propagande anarcho-syndicaliste s'exprime dans un sens tout à fait contraire; elle maintient que tous les obstacles seront surmontés quand les syndicats auront en mains la direction totale de la production. Pour les anarcho-syndicalistes, le danger de formation d'une bureaucratie existe au niveau des organes de l'Etat, mais non des syndicats. Ils croient que les idées libertaires rendent impossible un tel processus.


Mais au contraire, il a été démontré - et pas seulement en Espagne - que les nécessités matérielles font rapidement oublier les idées libertaires. Même les anarchistes confirment le développement d'une bureaucratie. « L'Espagne antifasciste », dans son n°1 de janvier, contient un article extrait de Tierra y Libertad (organe de la F. A. I.), dont nous citons ce qui suit:


« Le dernier plenum de la « fédération régionale » des groupes anarchistes en Catalogne a exposé clairement la position de l'anarchisme face aux exigences présentes. Nous publions toutes ces conclusions, suivies de brefs commentaires. »


L'extrait suivant est tiré de ces résolutions commentées:


« 4) Il est nécessaire d'abolir la bureaucratie parasitaire qui s'est grandement développée dans les organes de l'État, A tous les échelons


« L'État est l'éternel berceau de la bureaucratie, Aujourd'hui, cette situation devient critique au point de nous entraîner dans un courant qui menace la révolution. La collectivisation des entreprises, l'établissement de conseils et de commissions ont favorise l'épanouissement d'une nouvelle bureaucratie d'origine ouvrière. Négligeant les tâches du socialisme et n'ayant plus rien de révolutionnaire, ces éléments qui dirigent les lieux de production ou les industries en dehors du contrôle syndicat, agissent fréquemment comme des bureaucrates disposant d'une autorité absolue, et se comportent comme de nouveaux patrons. Dans les bureaux nationaux et locaux, on peut observer le pouvoir croissant de ces bureaucrates Un tel état de choses doit prendre fin. C'est la tâche des syndicats et des ouvriers que d'enrayer ce courant de bureaucratisme. C'est l'organisation syndicale qui doit résoudre ce problème. Les « parasites » doivent disparaître de la nouvelle société. Notre devoir le plus urgent est de commencer la lutte sans plus tarder avec détermination. »


Mais chasser la bureaucratie par l'intermédiaire des syndicats revient à vouloir chasser le démon par Belzébuth car ce sont les conditions dans lesquelles s'exerce le pouvoir, et non des dogmes idéalistes, qui déterminent le déroulement des événements.


L'anarcho-syndicalisme espagnol, nourri de doctrines anarchistes, se déclare lui-même pour le communisme libre et opposé à toutes les formes de pouvoir centralisé; cependant, son propre pouvoir se trouve concentré dans les syndicats et c'est donc par l'intermédiaire de ces organisations que les anarcho-syndicalistes réaliseront le communisme « libre ».



                                                         L'ANARCHO-SYNDYCALISME


Ainsi, nous avons vu que la pratique et la théorie de l'anarcho-syndicalisme différent totalement. Cela était déjà manifeste quand la C. N. T. et la F. A. I., pour consolider leur position, durent renoncer peu à peu à leur « antipolitisme » passé. Le même décalage s'observe maintenant dans la « structure économique » de la révolution.

En théorie, les anarcho-syndicalistes se prétendent l'avant-garde d'un communisme « libre ». Toutefois, pour faire fonctionner les entreprises « libres » dans l'intérêt de la révolution, ils sont contraints d'arracher leur liberté à ces entreprises et de subordonner la production à une direction centralisée. La pratique les contraint d'abandonner leur théorie ce qui prouve que cette théorie n'était pas adaptée à la pratique.

Nous trouverons l'explication de ce décalage en nous livrant à une critique radicale de ces théories du communisme « libre». qui sont, en dernière analyse, les conceptions de Proudhon, adaptées par Bakounine aux méthodes de production modernes.

Les conceptions socialistes avancées par Proudhon il y a cent ans, ne sont que les conceptions idéalistes du petit-bourgeois qui voyait dans la libre concurrence entre petites entreprises le but idéal du développement économique. La libre concurrence devait automatiquement supprimer tous les privilèges du capital financier et du capital foncier. Ainsi, toute direction centrale devenait superflue: les profits disparaîtraient et chacun recevrait le « fruit intégral de son travail », puisque, d'après Proudhon, seuls les monopoles réalisent le profit. « Je n'ai pas l'intention de supprimer la propriété privée, mais de la socialiser; c'est-à-dire, de la réduire à de petites entreprises et de la priver de son pouvoir. » Proudhon ne condamne pas les droits de propriété en tant que tels; il voit la « liberté réelle » dans la libre disposition dés fruits du travail et condamne la propriété privée seulement en tant que privilège et pouvoir, en tant que droit du maître. (Gottfried Salomon: Proudhon et le socialisme, p. 31). Par exemple, pour éliminer le monopole de l'argent, Proudhon avait imaginé l'établissement d'une banque de crédit central pour le crédit mutuel des producteurs, supprimant ainsi le coût de l'argent-crédit. Cela rappelle l'afflrmation de «L'Espagne antifasciste » du 10 octobre:


« Le syndicat C. N. T. des employés de la banque de crédit de Madrid propose la transformation immédiate de toutes les banques en institutions de crédit gratuit pour la classe ouvrière, c'est-à-dire contre une compensation annuelle de 2 %,.. »


Cependant, l'influence de Proudhon sur la conception des anarcho-syndicalistes ne se limite pas à ces questions relativement secondaires. Son socialisme constitue fondamentalement la base de la doctrine anarcho-syndicaliste, avec quelques révisions nécessitées par les conditions modernes de l'économie hautement industrialisée.


Dans sa perspective du « socialisme de libre concurrence », la C. N. T. conçoit simplement les entreprises comme des unités indépendantes. Il est vrai que les anarcho-syndicalistes ne veulent pas revenir à la petite entreprise. Ils proposent de la liquider, ou bien de la laisser mourir de mort naturelle quand elle ne fonctionne plus assez rationnellement. Pourtant, il suffit de remplacer les « petites entreprises » de Proudhon par les « grandes entreprisees » et les « artisans » par les « syndicats ouvriers », pour avoir une image du socialisme vu par la C. N. T.


                                  LA NÉCESSITÉ D'UNE PRODUCTION PLANIFIÉE


En réalité, ces théories sont utopiques. Elles sont particulièrement inapplicables à la situation espagnole. La libre concurrence, A ce stade de développement, n'est plus possible, et encore moins dans un contexte de guerre et de chaos comme en Catalogne. Là où un certain nombre d'entreprises ou de communautés entières se sont libérées et sont devenues indépendantes du reste du système de production - en réalité avec pour seul résultat d'exploiter leurs consommateurs - la C. N. T. et la F. A. l. doivent maintenant subir les conséquences de leurs théories économiques. Elles y sont contraintes pour éviter l'éclatement du front uni antifasciste, qui serait très dangereux en un moment où la guerre civile exige l'union de toutes les forces. Les anarcho-syndicalistes n'ont d'autre issue que celle déjà adoptée par les bolcheviks et les sociaux-démocrates, à savoir: l'abolition de l'indépendance des entreprises et leur subordination à une direction économique centrale. Que cette direction soit assumée par leurs propres syndicats ne diminue en rien la portée d'une telle mesure. Un système centralisé de production où les ouvriers ne sont que des salariés, reste, n'en déplaise à la C. N. T., un système fonctionnant sur les principes capitalistes.


Cette contradiction entre la théorie des anarcho-syndicalistes et leur pratique est due en partie à leur incapacité à résoudre les problèmes les plus importants que pose la révolution prolétarienne dans le domaine de l'organisation économique, à savoir: comment, et sur quelle base, sera déterminée la répartition de la production sociale totale entre tous les producteurs? D'après la théorie anarcho-syndicaliste cette répartition devrait être déterminée par les entreprises indépendantes formées d'individus libres, grâce à l'intervention du « capital libre », le marché restituant par l'intermédiaire de l'échange la valeur intégrale de la production mise en circulation. Ce principe fut maintenu alors que la nécessité d'une production planifiée - et par conséquent d'une comptabilité centrale - s'imposait depuis longtemps. Les anarcho-syndicalistes reconnaisent la nécessité de planifier la vie économique et pensent que cela est irréalisable sans une centralisation comptable impliquant un recensement statistique des facteurs productifs et des besoins sociaux. Cependant, ils omettent de donner une base effective à ces nécessités statistiques. Or, on sait que la production ne peut être comptabilisée statistiquement ni planifiée sans une unité de mesure applicable aux produis


MODE DE PRODUCTI0N BOLCHEVISTE CONTRE MODE DE PRODUCTION COMMUNISTE


Le communisme règle sa production sur les besoins des larges masses. Le problème de la consommation individuelle et de la répartition des matières premières et des produits semi-finis entre les diverses entreprises ne peut être résolu gràce à l'argent, comme dans le système capitaliste. L'argent est l'expression de certains rapports de propriété privée. L'argent assure une certaine part du produit social à son possesseur. Cela vaut pour les individus comme pour les entreprises. Il n'y a pas de propriété privée des moyens de production dans le communisme; néanmoins, chaque individu aura droit à une certaine part de la richesse sociale pour sa consommation et chaque usine devra pouvoir disposer des matières premières et des moyens de production nécessaires. Comment cela doit-il s'accomplir? Les anarcho-syndicalistes répondent vaguement en se référant aux méthodes statistiques. Nous touchons là un problème très important pour la révolution prolétarienne. Si les ouvriers se fiaient simplement à un « bureau statistique » pour déterminer leur part, ils créeraient ainsi un pouvoir qu'ils ne pourraient plus contrôler.


Nous abordons ici la question suivante: comment est il possible d'unir, d'accorder ces deux principes qui semblent contradictoires à première vue, à savoir: tout le pouvoir aux ouvriers, ce qui implique un fédéralisme - (concentré) et la planification de l'économie, qui revient à une centralisation extrême? Nous ne pouvons résoudre ce paradoxe qu'en considérant les fondements réels de la production sociale dans sa totalité. Les travailleurs ne donnent à la société que leur force de travail. Dans une société sans exploitation, comme la société communiste, le seul étalon pour déterminer la consommation individuelle sera Ia force de travail fournie par chacun à la société.

Dans le procés de production, les matières premières sont converties en biens de consommation par la force de travail qui vient s'y ajouter. Un bureau statistique serait complètement incapable de déterminer la quantité de travail incorporée dans un produit donné Le produit est passé par de multiples stades, en outre, un nombre immense de machines, outils, matières premières et produits semi-finis ont servi à sa fabrication. S'il est possible à un bureau statistique central d'assembler toutes les données nécessaires en un tableau clair, comprenant toutes les branches du procès de production, les entreprises ou les usines sont bien mieux placées pour déterminer la quantité de travail cristallisée dans les produits finis, en calculant le temps de travail compris dans les matières premières et celui qui est nécessaire la production de nouveaux produits. A partir du moment où toutes les entreprises sont reliées entre elles dans le procès de production, il est facile à une entreprise donnée de déterminer la quantité totale de temps de travail nécessaire pour un produit fini, en se basant sur les données disponibles. Mieux encore, il est très facile de calculer le temps de travail moyen social en divisant la quantité de temps de travail employé par la quantité de produits. Cette moyenne représente le facteur final déterminant pour le consommateur. Pour avoir droit à un objet d'usage, il devra simplement prouver qu'il a donné à la société, sous une forme différente, la quantité de temps de travail cristallisée dans le produit qu'il désire. Ainsi se trouve supprimée l'exploitation. chacun reçoit ce qu'il a donné, chacun donne ce qu'il reçoit: c'est-à-dire, la même quantité de temps de travail moyen social. Dans la société communiste il n'y a pas de place pour un bureau statistique central, ayant le pouvoir d'établir « la part » reversant aux différentes catégories de salariés.


La consommation de chaque travailleur n'est pas déterminée « d'en haut »; chacun détermine lui-même par son travail combien il peut demander à la société. Il n'y a pas d'autre choix dans la société communiste, tout au moins pendant le premier stade. Des bureaux statistiques ne peuvent servir qu'à des fins administratives. Ces bureaux peuvent, par exemple, calculer les valeurs moyennes sociales en accord avec les données obtenues à partir des usines; mais ils sont des entreprises au même titre que les autres. Ils ne détiennent pas de privilèges. Il est absurde d'imaginer qu'une société communiste pourrait tolérer un bureau central doté d'un pouvoir exécutif; en effet, dans de telles conditions, il ne peut exister que l'exploitation, l'oppression, le capitalisme.

Nous voulons mettre ici l'accent sur deux points:

1. S'il en résultait une autre dictature, celle-ci ne ferait que refléter les rapports fondamentaux de production et de distribution dominant dans la société.

2. Si le temps de travail n'est pas la mesure directe de la production et de la distribution, si l'activité économique est seulement dirigée par un « bureau de statistiques » établissant la ration des travailleurs, alors cette situation conduit à un système d'exploitation.

Les syndicalistes sont incapables de résoudre le problème de la distribution. Ce point n'est abordé qu'en une seule occasion, dans la discussion sur la reconstruction économique parue dans « L'Espagne antifasciste » du 11 décembre 1936:

« Au cas où on introduirait un moyen d'échange qui n'aurait aucune ressemblance avec l'argent actuel et qui ne servirait qu'à simplifier l'échange, ce moyen d'échange serait administré par un « conseil du crédit ». »
On ignore complètement la nécessité d'une unité comptable qui permette l'évaluation des besoins sociaux, et, par là même, la mesure de la consommation et de la production. Dans ce cas, le moyen d'échange a pour seule fonction de simplifier le procès d'échange. Comment cela se réalise, reste un mystère.

On ne nous dit rien non plus sur la manière de calculer la valeur des produits à partir d'un tel moyen d'échange; on n'établit aucun critère pour évaluer les besoins des masses; on ne sait si la répartition sera déterminée par des conseils d'usines ou des organisations de consommateurs, ou bien par les techniciens des bureaux administratifs. Par contre, l'équipement technique de l'appareil productif est décrit avec force détail. C'est ainsi que les syndicalistes ramènent tous les problèmes économiques à de simples problèmes techniques.


Il existe dans ce domaine une étroite ressemblance entre les syndicalistes et les bolcheviks; le point central pour eux, c'est l'organisation technique de la production. La seule différence entre les deux conceptions est que celle des syndicats est plus naïve. Mais toutes les deux essaient d'éluder la question de l'élaboration de nouvelles lois de fonctionnement économique. Les bolcheviks sont seulement capables de répondre concrètement à la question de l'organisation technique, en prônant une centralisation absolue sous la direction d'un appareil dictatorial. les syndicalistes, de leur côté, dans leur désir « d'indépendance des petites entreprises », ne peuvent même pas résoudre ce problème. Lorsqu'ils s'efforcent de le faire, ils sacrifient en réalité le droit à l'autodétermination des ouvriers Le droit à l'autodétermination des ouvriers dans les usines est incompatible avec une direction centralisée et ce, tant que les fondements du capitalisme, l'argent et la production de marchandises, ne seront pas abolis et qu'un nouveau mode de production, fondé sur le temps de travail moyen social ne viendra pas s'y substituer. Pour accomplir cette tâche, les ouvriers ne doivent pas compter sur l'aide des partis, mais seulement sur leur action autonome.



                                           Tiré de Raetekorrespondenz N°21. Avril 1937.
notes

(1) "Gauche républicaine". Principal parti catalan. Représentant de la petite bourgeoisie.

(2) Parti ouvrier d'unification marxiste, organisation assez proche du trotskysme, principale victime des exactions staliniennes.

(3)"La généralidad" gouvernement de la Catalogne.

(4) "Que sont la C.N.T. et la F.A.I.?", traduit dans Catalogne libertaire 1936-1937, A. et D PRUDHOMMEAUX, Cahiers Spartacus n°11, novembre 1940.