mercredi 16 novembre 2016

Conscience "authentique" contre "fausse" conscience - Matériaux pour une émission (9)

Conscience "authentique" contre "fausse" conscience

« Un problème préalable se pose à toute théorie cohérente de la fausse conscience : comment définir la conscience authentique par rapport à laquelle une autre forme de conscience peut être qualifiée de « fausse » et quelle est la couche sociale dépositaire de la conscience authentique. Le problème est à la fois philosophique et sociologique.

Le marxisme orthodoxe propose une solution de ce problème, solution qui ne manque pas de cohérence mais qui sacrifie l'autonomie du problème de la conscience pour en faire un sous-chapitre de la sociologie de la connaissance. La fausse conscience serait un ensemble de « théories inadéquates » dont l'inadéquation est tributaire de l'intérêt de classe. La conscience authentique — celle du prolétariat — serait un ensemble de « théories adéquates à la réalité » élaborées par des théoriciens d'origine souvent non prolétarienne, sous l'égide de la classe ouvrière représentée par le parti. Lénine et Kautsky qui se sont tant combattus mutuellement, se trouvent d'accord pour estimer que la conscience de classe prolétarienne doit venir de l'extérieur. Elle coïnciderait donc donc à la limite à la fois avec l'idéologie d'un parti infaillible et avec les conquêtes les plus valables de la science sociale. Nous avons désigné par le terme de « conception cognitivo-manichéenne » de la conscience politique cette interprétation qui sous-tend encore aujourd'hui la plupart des entreprises de critique idéologique du marxisme orthodoxe. Au lieu de mettre en évidence une liaison structurelle (Seinsverbundenheit) entre conscience et être, on se borne à dénoncer l'erreur de l'adversaire. Cette théorie convient particulièrement au marxisme orthodoxe dont elle flatte à la fois l'orientation scientiste et la tendance manichéenne : vérité contre erreur, esprit scientifique contre irrationalisme. Mais en l'adoptant le marxisme sacrifie obligatoirement l'autonomie du problème de la conscience : une forme de prise de conscience peut être le fruit « immédiat » de la lutte sociale (1) ; une théorie sociologique doit être élaborée par des spécialistes.

La conception que nous avons essayé de défendre au cours du présent ouvrage est expressément « pensée contre » cette interprétation. Nous reprochons à la conception « cognitivo-machinéenne » d'avoir rationalisé le problème de la conscience politique faisant bon marché du facteur irrationnel dont le rôle est pourtant patent. On peut aussi lui faire grief de la naïveté avec laquelle elle prend la notion «d'inadéquation » (erreur) comme une donnée indiscutable susceptible de servir de point de départ alors qu'elle présuppose toute une difficile enquête logique et gnoséologique. Le stalinisme qui a conduit la Russie à la victoire dans la plus grande des guerres, peut-il être qualifié sérieusement d'erreur politique ? Non certes. Sommes-nous dès lors obligés d'homologuer comme vérité scientifique son assimilation du trotskisme au nazisme, son obsession paranoïde du complot extratemporel, son refus chronique de l'Histoire. Une victoire militaire nullement impossible, de l'Allemagne nazie aurait- elle de son côté transformé rétroactivement les errements du racisme en vérité scientifique? On voit donc combien il est dangereux de prétendre rationaliser le problème de la fausse conscience en érigeant le concept d' « adéquation » en catégorie centrale. La définition traditionnelle de la vérité : adaequatio rei cum intellectus est un cadre vide qui réclame un contenu : ce contenu peut venir soit d'une recherche gnoséologique difficile dans le genre de celle entreprise autrefois par Victor Brochard (2), soit plus facilement d'une instance extérieure. La conception rationaliste de la conscience politique débouche alors sur l'idéologie autoritaire.

Nous avons cru pouvoir échapper à ces contradictions en fondant notre propre recherche non pas sur le critère d'adéquation mais sur le critère dialectique, libéré de l'hypothèque de tout jugement de valeur gnoséologique. A la différence des tenants du marxisme dogmatique, nous ne considérons pas en effet le qualificatif « dialectique » comme synonyme de « vérité scientifique ». La démarche scientifique est une synthèse de démarches dialectiques et de démarches non dialectiques (3). Une conscience entièrement dialectique n'est ni possible ni même souhaitable sans doute (4). Le problème de la fausse conscience ne s'inscrit plus entre les termes du dilemme « vérité-erreur » ou il tend à se dépersonnaliser, mais entre ceux de « pensée dialectique » et « pensée non dialectique » : sa catégorie centrale n'est pas l'inadéquation à la réalité — la notion d' «adéquation à la réalité » ne pouvant être définie autrement que de façon autoritaire — mais le degré de fonctionnalisation historiciste et totalisante (dialectique) des données politiques. Une perception politique tenacement antidialectique, anhistoriste et réifiée constituerait donc la catégorie fondamentale de la fausse conscience. »

NOTES

(1) C'était là, on le sait, le point de vue de Rosa Luxembourg et l'enjeu des divergences de cette dernière avec Lénine.

(2) Victor Brochard : L'erreur, Paris (Alcan 1897). Cette étude devrait servir de prolégomènes à toute recherche sérieuse sur le problème de la fausse conscience politique; or aucun ouvrage consacré à ce problème n'en fait état. Dans sa recherche Brochard arrive très près d'une conception dialectique de la vérité comme p. e. p. 28 « L'erreur n'est pas dans les choses mêmes mais dans le lien » ce qui revient en somme à rattacher l'erreur à une décadence de la fonction totalisante. Ailleurs Brochard entrevoit un mécanisme qui rappelle le « concept total et général de l'idéologie dont il sera question plus loin, cf. p. e. p. 10 « Est-ce que nous pensons alois avec d'autres catégories ? »

(3) Les marxistes orthodoxes comme Garaudy et même Goldmann tendent à considérer l'abstraction comme intérieure à la dialectique et à y voir un moment du cheminement dialectique de la pensée; pour nous c'est une concession nécessaire à l'impossibilité - tant sociologique qu'épistémologique - d'une perception entièrement dialectique du réel. Cf. Gurvitch : Dialectique et sociologie, Paris, (Flammarion) 1962, p. 25 « la méthode dialectique nie toute abstraction qui ne tiendrait pas compte de son propre artifice et ne conduirait pas vers le concret ».

(4) La conscience aphasique est une conscience trop dialectique et de ce fait inadaptée à la vie sociale qui est elle, partiellement réifiée. Cf. encore Brochard Op. cit., p. 30 « Tout distinguer c'est renoncer à toute affirmation. »


Extrait de - La fausse conscience [article]  Joseph Gabel . L'Homme et la société Année 1967 Volume 3 Numéro 1 pp. 157-168