dimanche 18 décembre 2016

Éthique, tactique et esthétique Lukacsienne (A propos de Pourquoi Lukács ? de Nicolas Tertulian)

Éthique, tactique et esthétique Lukácsienne.

A propos de Pourquoi Lukács ? 
de Nicolas Tertulian
Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris. 2016. 384p.


Le livre de Nicolas Tertulian est une forme de justification mais aussi le témoignage d'un esthéticien *. La manière même dont il présente et défend son "objet" (György Lukács) par le biais d'une pudique autobiographie, en est la preuve, ce qui est tout à son honneur.

Il nous est permis de comprendre (non sans difficultés) toutes les subtiles et souterraines “luttes” de la scolastique marxiste qui ne furent pas, par certains aspects sans importances idéologiques c’est à dire comme formes de résistances face au rouleau compresseur stalinien tant dans les pays du bloc de l'est que les pays dits "libres”.

Le cas de la Roumanie dont est originaire N.Tertulian est à ce niveau emblématique, même s’il garde ses spécificités.

Lukács fait donc parti de la trame de la compréhension de sa vie d'engagements, et des combats contre une doxa dominante et pour le pluralisme dans les idées. Cet ouvrage lui donne aussi une nouvelle possibilité de mise au point sur les mensonges et approximations, dont fut la cible G.Lukács "le maître" que N.Tertulian a toujours défendu.

Il nous fournit donc une explication de ce qu'impliquait les attaques contre un G.Lukács comme conception du monde dans cette “guerre froide” des idées.

A cette fin il nous livre quelques témoignages de ses rencontres, mais fait également état des débats avec certains intellectuels du temps (Adorno, Sartre, Heidegger, Gadamer, Cioran etc.. ) qu’il passe au travers de la moulinette Lukacsienne.

Un Lukács que N.Tertulian n'épargne pas dans ces égarements ou points de vue, débats, sur la question Esthétique. Ce qui est moins le cas il nous semble dans le domaine du politique, et c'est peut-être d'une certaine manière le grand reproche que l'on pourrait faire à l'auteur.

Mais cette “indulgence” peut certainement être mise sur le compte de situations relativement comparables, d’une certaine empathie, c'est à dire sur celle de deux intellectuels dissidents en "pays socialistes" ? C'est ce que finalement suggère le parallélisme du livre.

Mais quand page 293, N.Tertulian indique que dans une lettre à Benseler:

"Lukács parle des "compromis" qu'il a été contraint de faire, en acceptant au moins à deux reprises (en 1930 et en 1950) de publier des autocritiques insincères, il justifie les deux gestes par la nécessité de se sauver dans des circonstances menaçantes. La première fois il voulait éviter de partager le sort de Karl Korsch et de se voir exclu du mouvement, à un moment où le danger fasciste montait en puissance et où il tenait à poursuivre son combat à l'intérieur du mouvement communiste; la deuxième il espérait ainsi conserver la possibilité de défendre sa ligne de pensée sans se voir rejeté et condamné au silence total, ou même tout simplement ne pas partager le sort de László Rajk et être menacé dans son existence. Il s'agissait dans les deux cas d "autocritiques tactiques", qui doivent être placées dans "la série des compromis, qui étaient indispensables pour un penseur tel qu['il] étai[t] pour prévenir une catastrophe dans la période stalinienne" p.293 (1)

Il n'est reste pas moins que cette "stratégie" trouve sa justification dans un antifascisme d'un pur “frontisme" aussi démocrate que paradoxale, et qu'elle n'en fut pas moins un échec (voir les thèses Blum). Quant à sa peur d'être "exclu "on doit s’interroger de quoi au juste ? de son statut et position d’intellectuel ? En ce qui nous concerne, le propos vient surtout souligner que certains "intellectuels" de la même époque ont payé le prix de cette exclusion du "mouvement" et il fut fort. Il est ainsi tout à l'honneur d'un Karl Korsch et de bien d’autres de n'avoir pas cédé ni au "fascisme brun" ni au "fascisme rouge" (Voir Otto Ruhle) pas plus à l'antifascisme stalinien. Si cette  position de Lukács à ce sujet n'en fait pas pour autant un stalinien ontologique, elle fait de lui un vrai “partitiste” c'est à dire un vrai léniniste (2) au sens de Que faire ?, avec ses exigences de discipline et de ligne à suivre. Quid alors de la "vérité " mise au rencart de l’efficacité et de l'esprit de Parti ?

On attendra des Lukácsiens une analyse sérieuse de la genèse du stalinisme rendu possible par le léninisme. Au delà des auto-critiques fussent -elles de "bonne foi" ou "stratégiques".

Rien n'interdit pas même à l'intellectuel de garder le silence, de prendre du recul. Quand d'autres choisissent aussi l'exil.

Mais peut être n’y a t-il rien de pire pour un “intellectuel” que l'absence de reconnaissance.

Voilà pourquoi au fil des pages le portrait du "dialecticien marxiste”, et critique de la "nécessité historique " du communisme, comme messianisme a du mal à percer.

La "dialectique" se trouve ainsi mise au niveau d'un détestable "outils" intellectuel, mais surtout de ses propres justifications. (Au delà de sa survie personnelle bien sûr ce que l’on peut tout à fait comprendre)

Il en va de même des fameuses "médiations" Lukacsiennes ! Qui d'une certaine manière peuvent s’interpréter comme une apologie du pire, comme "nécessaire" .

Il nous semble impossible de sortir de la lecture de ce livre en restant sur des positions manichéennes et en quelque sorte voilà le propos du livre plutôt réussi. Car éviter la caricature nous semble la seule méthode d’investigation du réel qu'il nous faille indiscutablement développer sans trêves.

La piste qu'a toujours défendu N.Tertulian aura été la défense de la dialectique "marxiste" (3) et de la totalité.

On ne peut ignorer son combat, comme par exemple quand il publiera dans une Roumanie stalinienne des extraits de l'oeuvre de H.Marcuse. Peut-être qu'ici le terme de "pratique théorique" trouve un sens plus adéquat que dans les écrits des Althusseriens en chambre.

La "dialectique du réel" est tout aussi surprenante que "prévisible" en quelque sorte, surtout pour ceux qui abandonnent la dimension " éthique" de l'engagement.

Sans contestation possible N.Tertulian est resté fidèle à son idéal de jeunesse c'est à dire à dire à ce que l'auteur de Rhinocéros (4) exigeait; "la suppression à la racine", du patrimoine idéologique de l'extrême droite (" la maladie nazie ", la spécificité ethnique", la haine de l'universel ") .

On avouera volontiers moins s’intéresser à l'ontologie Lukassicenne qu'au débat esthétique qui donneront à Lukács, la possibilité de défendre une optique politique critique du stalinisme paraît-il. Mais dont les subtilités nous échappent, tant le vocable semble jouer à notre époque de trop de ce métalangage lié à des catégories de son ontologie qui ne nous concerne pas et finalement peuvent même nous fatiguer. D'autant plus qu'il répondait à une époque ou la persécution imposait probablement un certain art d'écrire.

L'époque du totalitarisme diffus impose pensons nous une autre approche de l'expression, c'est à dire notre capacité à dire simplement et collectivement des choses moins complexes qu'il n'y paraît. Ceci nous permettra peut-être d'en finir avec une certaine verticalité. Celle des "maîtres" à penser qui trouvent toujours aussi facilement toutes sortes d'adeptes prêts se donner aveuglément pour toutes les "causes", fussent-elles “généreuses”.

En ce cela une certaine critique de l’irrationalisme, de la réification, de l’aliénation nous semble plus que jamais être à l’ordre du jour. Ceux qui s'intéressent ou s'intéresseront à ces questions trouveront inévitablement Lukács sur le chemin de l’unité la théorie et de la praxis.

NOTES

* Voir par exemple Georges Lukacs, étapes de la pensée esthétique de Nicolas Tertulian, traduit du roumain par Fernand Bloch, Paris, Le Sycomore, Arguments Critiques, 1980.

(1 ) La lettre de Lukäcs à Frank Benseler figure dans le recueil publié par Rüdiger Dannemann et Werner Jung intitulé Objektive Möglichkeit: Beiträge zu Georg Lukács’,Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins“. Frank Benseler zum 65. Geburtstag, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1995, p. 92-95.

(2) Si Histoire et conscience de classe reste un ouvrage majeur il n'en demeure pas moins l'ouvrage d'un "défenseur" du Parti "la conscience de classe prolétarienne, c'est le parti." p.63 in Histoire et conscience de classe. On y reviendra dans nos matériaux pour une émission.

(3) On n’utilisera pas ici le mot “marxien”.

(4) Eugène Ionesco.

samedi 17 décembre 2016

Vous reprendrez bien un peu de souffrance ?

Vous reprendrez bien un peu de souffrance ?


La source de tout opportunisme*, c’est justement de partir des effets et non des causes, des parties et non du tout, des symptômes et non de la chose même.

György Lukács dans Histoire et Conscience de Classe. éd de Minuit. p.99







Le déploiement du langage "politique" [1] interpelle à deux niveaux, celui de ses intentions explicites et implicites. L’énonciation peut être littérale, stratégique mais aussi s'exprimer comme comme inconscient de classe. Les niveaux s'interpénètrent le plus souvent joyeusement.

Si les mots de la politique le plus souvent politiciennes, mais pas que, peuvent être dits parfois de “bois”, c‘est à dire relativement rigides, ils n’en conservent pas pour autant certaines de leurs caractéristiques premières, comme la polysémie par exemple ou une certaine souplesse qui leurs donnent la capacité de s'assembler avec d’autres “matériaux” en dépit de la typologie syntaxique.

Cela impose la nécessaire analyse des champs sémantiques, de la plasticité des mots, et de leurs agencements et usages par les managers du capital et leurs larbins, pour comprendre ce qu’impliquent leurs performativités, le plus souvent accompagnées de coups de matraques.

Comme l’utilisation des procédés rhétoriques par exemple, plus particulièrement de la figure de la redondance qui se trouve être, depuis quelques temps, le summum de l'analyse du “social”, et des soi-disant nouveaux symptômes de ce début de siècle.

Dont le but confine à une sorte de phénoménologie au mieux compassionnelle, et typique de ce qui caractérise la bonne “conscience” de gauche et dont les prétentions actuelles sont uniquement sociétales [2]. Mais à ce sujet peut-être serait-il nécessaire d’en dire plus sur le double langage ? Plus certainement sur cette capacité historique de la gauche du capital à dédoubler ou à travestir les “maux”.


Travail, souffrance et merde


"Travail de merde", "souffrance au travail" il faut croire que répéter des mots proches (Travail/merde) (Souffrance/travail) et interchangeables, presque identiques ! doit relever d’une forme d’auto-persuasion dont on ne sait quelle forme de vérité l’on tente de nous asséner.

Il ne s’agit pourtant que de truismes qui s'apparentent à une forme de méthode Coué de l'introspection, de l’analyse. Un type d’approche qui mène sur un étonnant chemin philosophico-cognitif par le biais de termes synonymes, et n'aboutit in fine qu’à une sorte de questionnement fermé, par le truchement d’une proposition de synthèse merdique, c’est à dire la rumination sur de fausses antinomies à résoudre. Il n’y a en effet rien d’antinomique dans souffrance et travail, boulot et de merde.

Pour s'auto-convaincre de quoi finalement ? D’évidences que nous vivons déjà au quotidien ? [3] Que le travail c’est forcément de “la merde” et de la “souffrance” ? non ! Mais que le travail “pourrait” ne pas être merdique et même doux aux pays des capitalistes, qui pourraient être bien plus sympas quand même.

On ne s'étendra pas ici sur le commerce journalistique et de ces vérités banales et circulaires, qui bondissent de journaux en fils twitter “Santé Travail”, en lien facebook “Burn-Out” pour terminer dans une chronique fait-divers du Parisien, et dont la conclusion sera une invitation à vous rapprocher d’un néo-coach le plus proche de chez vous, votre psychiatre, ou une boîte d’anti-dépresseurs.

Alors, "ça va mieux en le disant" et en le redisant paraît-il ? On y reviendra.

90% (Au minimum!) de l'activité "Travail" effectuée dans un monde capitaliste est ou inutile ou nocive, toxique (ici on pense aux collègues...) quand à la “souffrance” qu'elle génère quand on connaît l'étymologie même du mot Travail cela peut renvoyer le reste du débat dont il est question ici à une simple dissertation sur le plaisir masochiste.

Toujours est-il qu’au delà des figures de styles, des fausses antinomies, le plus choquant n'est pas l'utilisation abusive de l’ouvrage de Pierre Fontanier (sur les Tropes), mais que le cœur, même des questions ou des réponses soient toujours minimisés, évacués, ou simplement niés. Parce que c'est de cela qu’il s’agit en dernière instance.

 Minimiser et nier


Vous “souffrez”, vous êtes harassés et surchargés ? Vous travaillez dans la perspective d’objectifs “intenables” et individualisés ou tributaires d’une chaîne infernale de coresponsabilités (ou auto-flicage) C’est peut-être que votre “boulot” est mal “réparti “? Ou que vous n’êtes simplement pas assez bien “formés” ? Ou que vous ne savez simplement pas dire NON ! Et si tous prenaient leur “part” du “mauvais” labeur ? il pourrait ainsi l’être moins, de “merde” ce travail, dans un monde décidément un peu trop “néo-libéral” qui sécrète décidément trop de “micro boulots” de chiottes, répétitifs et sans buts.

En Résumé: Il pourrait y avoir moins de souffrance dans le monde du travail (de merde) si le monde était moins “libéral” et un peu plus “de gauche de gauche”.

Car voyons ! La responsabilité incombe au “nouveau” management pas assez “humain”, trop rigide, à la “dérégulation du marché du travail” [4] et de l’Europe. etc….et du tournant de la rigueur de 1983, et de l’idéologie "ultra-libérale", et des thinks-tanks acquis au “libéralisme” et de la “trahison ” de la “fausse gauche” etc...

S’il ne s’agit pas de nier qu’il existe des “techniques” d'administration de la force de travail et des offensives idéologiques, il faut quand même souligner que l’argumentaire débouche décidément trop systématiquement sur le sempiternel crypto-keynésianisme propre à la gauche du capital, et sur le mensonge du compromis utopique capital-travail ou du “gagnant gagnant” ou de “l’effort”. Ou de celui qui se sort les “doigts du cul” pour “la boîte” (version plus droitade) la défense de sa "conscience professionnelle", ou le service de la “communauté nationale” ou du consommateur/client/usager genre défense du “service public” retournée en ce moment comme arme au service de la rigueur budgétaire et des “sacrifices” au nom de la défense/sauvetage du “modèle sociale français”. (version plus subtile du droitarisme). Sous entendu le travail pour « L'intérêt général» payé au lance pierre c'est pas du "travail" c'est un sacerdoce, une vocation, un plaisir qu'on assume pour les autres sans moufeter.

On ne poursuivra pas ici le développement du roman photo de l’époque mythico-productiviste où les boulots n’étaient pas de merde ou l’on se faisait des bonnes bouffes avec le patron.

L’argumentaire du point de vue du capital, vient ici occulter, en inversant causes et conséquences, et même nier, le fait que le travail soit soumis aux catégories immanentes au capitalisme. Même si les individus font l’histoire, ils l'a font tout de même dans des formes qu’ils ne choisissent que très rarement.

Qu’il s’agisse de diminuer les effets catastrophiques de la pénibilité ou de la précarité, on aura évidemment rien contre, mais pourquoi ne pas ou plus parler de capital à valoriser et de capitalisme ? Et donc de ne pas mettre les mots les plus justes au cœur de cette “souffrance”, et des “boulots de merde” ? A savoir ce qui est en fait indissociable des rapports de production capitalistes, mais surtout la logique qui soutient celle-ci, à savoir l’extraction de la survaleur (anciennement plus-value !). Au delà de “l’avarice” et de “l’envie” que bien souvent l’on naturalise comme pseudo catégorie économique pour justifier l'éternité de la quête du profit.

Ce qu’évite ou nie également le fait de ne pas parler de capitalisme, c’est la manière dont la survaleur et le profit sont redistribués, ou pas ! et donc on occulte ainsi ce que représente par exemple les faux-frais du capital dans la logique de la reproduction, crise etc...et donc la création des boulots improductifs, de sous-fifres et larbins divers dans l'industrie du luxe par exemple (dépenses somptuaires, parasitisme, rente).

Ce qu’imprime également la logique du capitalisme c’est la productivité, et forcément l’exploitation du travail par son intensité liée à la guerre de tous contre tous, au chaos de la production marchande. Qui va se nicher dans ce qui est le plus “rentable “ mais pas forcément le plus utile. Bien qu’une relation unisse la valeur d’échange à celle de l’usage dans le monde de la marchandise.

Car le travail est une marchandise, de cela non plus il n’est jamais question puisqu’il ne s’agit que d’humaniser un aspect du travail son coté négatif en quelque sorte, mais qui ne pourra jamais être épanouissant sans liquider ses deux aspects unitaires, c’est à dire étroitement liés puisque le travail est une marchandise (bis repetita), à savoir que son utilité même factice (mais concrète) et merdique est aussi la possibilité qui donne à un individu de survivre et de reproduire sa force de travail (ou de crever lentement.).

En résumé: L'utilité “rêvée” ou ce “mauvais côté” dont on veut se débarrasser dans les boulots (de merde) et sans souffrances et que l’on voudrait voir disparaître n’existe simplement pas. Sous le travail aliéné du monde marchand, il n’y a pas de joyeuse activité libérée ou à libérer. L’essence du travail c’est la séparation d'avec son “ produit ” et l’exploitation.

Sauf d’un point de vue de la critique du “néo-libéralisme” ou de "l'ultra-liberalisme" ! et de ses catégories et de son “projet”.

D’un point de vue de la critique de l’économie politique (anti-capitaliste) elles sont inséparables.

Sous le travail aliéné et merdique, source de souffrances, il y a aussi une ambivalente socialisation produite par le travail même de merde, et qui s’oppose à l’expulsion, à sa propre dé-valorisation et est même la condition de sa survie. C’est ce qui rend difficile toute critique radicale pratique du travail sauf à être rentier, à prendre des poses ou être un prof de fac décroissant. (Quand à faire nécessité vertu nous l'avouons très nettement c'est une attitude religieuse que nous n'aimons que très peu. On ne ressortira pas donc pas non plus ici le speech bidon de la sur-consommation)

“A bas le travail” cela ne mange pas de pain, et même si l’on peut souscrire à ce slogan il reste réducteur. Sauf à déblayer ce que propose la morale du travail comme dressage ou comme nœud essentiel de reproduction de la société capitaliste, ce qui implique une critique radicale de la marchandise.

Vouloir liquider la souffrance ou la “merdicité” du travail sans liquider le travail (et son aliénation) et le capitalisme, sous couvert de valoriser les aspects les plus sociaux ou les plus “utiles”, c’est ne pas poursuivre le chemin de la critique jusqu’au bout de sa radicalité et tutoyer au mieux le plus plat des proudhonnismes.

Mais d'où parlent donc ceux qui font profession “d’humaniser” le travail ? Que les journalistes et autres spécialistes / militants [5] se saisissent d’une marchandise presque inépuisable voilà les premiers servies dans cette juteuse affaire. Ils produisent d’ailleurs une très bonne matière première à destination d’autres officines commerciales comme les coachs, et autres psychologues de la “souffrance au travail” qui alimentent eux mêmes la chaîne de la boucle du recyclage des éléments de langages balancés à la figure des prochains chômeurs par les DRH.

Petite digression : La question de l'opposition au travail (que certains veulent libérer dans le monde marchand) par rapport à l'activité, pose le débat de l'objectivation, c'est à dire sur le devenir-objet de l'activité, que Marx concevait comme positif et que Lukács interprétait sans avoir la totalité des éléments comme synonyme de réification. La seule condition du travail aliéné ne réside t-elle que dans le type de rapports qui s'institue avec le produit objectif ? C'est à dire la séparation des moyens de production, l'aliénation du produit ? Et cette problématique ne pose t-elle pas l'activité comme une nécessité anthropologique ? La propriété collective des moyens de production semble esquisser une piste de réflexion aussi fertile qu'énorme, comme : faut il « produire » et quoi ? Sous quelles modalités ? Mais celle-ci ne semble pas fournir de pistes sérieuses sur le fait que certaines « activités » ne seront pas pénibles ou alors cette pénibilité sera « égalitairement » redistribuées pour qu'elle cesse de peser sur les mêmes. C'est la totalité des critères « l'utile » par exemple qui seront repensés. Mais cessons ici de faire bouillir les batteries de casseroles de l'histoire...
  
Digérer et évacuer

Les capitalistes, managers de la force de travail et autres serviteurs idéologiques de la bourgeoisie et de ses intérêts, ont aussi cette très bonne capacité à ingurgiter “les plaintes” par le biais du mouvement de fond liée à la judiciarisation (gouvernance ?) comme forme de “privatisation du droit” qui ouvre donc concomitamment un marché de la reconnaissance. [6]

La reconnaissance, comme forme ultime de l’éclatement, absorption, évacuation de la conflictualité de classe déjà bien mis à mal par tout un tas de dispositifs de contrôles, chantages, ceci au delà de la pression exercée par le capital.

Que les espaces d’écoutes, d’entraides se mettent en place, ou que les individus soient aidés individuellement et pragmatiquement pour éviter des drames personnels, on n'aura rien à dire à ce sujet.

Mais cela nous force finalement à nous interroger sur le niveau du combat collectif de classe qui se trouve encore une fois dissous par d’individualisation des problèmes, et qui se trouve ramené à des logiques d'inadaptabilités personnelles ou de psychologisations des solutions, et n’interrogent pas le niveau systémique ce qui permet donc une fois de plus d’élever le degré de tolérance de ce qu’il devient de plus en plus est difficile de “refuser” [7]

Qui posera le curseur ?

Finalement l'agencement des dispositifs aussi bien pratiques qu’idéologiques peuvent aisément se résumer à : ok ok tu souffres, ton boulot est de chiotte, d’accord ….mais maintenant ferme ta gueule !





NOTES
* Nous soulignons que le mot “opportunisme” utilisé ici par György Lukács doit être compris comme comme “ réformisme”. Même si finalement il y a aussi de l’opportunisme ( comme calcul, pragmatisme) compris comme opportunité dans le réformisme.

[1] Et par certains aspects la langue sociologique dont la dimension “policière” est toujours sous-évaluée. La sociologie est-elle le pendant de l’enquête ouvrière ?

[2] On ne dit pas ici qu’il ne faut pas se préoccuper de certains sujets, mais ne pas les mettre en perspectives dans une dimension égalitaire économique et sociale et de remise en cause du monde marchand n’est pas la caractéristique de l’optique révolutionnaire.

[3] On ne parle pas ici des individus qui se sentent bien dans leur aliénation et qui le font savoir en se vautrant dans la fange, à longueurs de satisfecits sondagiers.

[4] Lu dans l’introduction du livre ! Boulots de merde !Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers. Julien BRYGO, Olivier CYRAN éd. La Découverte. (On y trouvera rien sur la capitalisme pas même le mot ! ou peut-être l’expression de la bonne conscience radicale-opportuniste dont fait état Lukács)

[5] Le militant est souvent coupable de son confort. Il imagine bien des fois le travail comme le sien généralisé. Surtout quand il est plaisant et n’est pas confronté à des impératifs moindre de production et de productivité. Pourquoi pas...Mais les choses se corsent quand il s’agit d’aborder la question “productive” et la fin de la division des tâches.

[6] Que l’on pourrait d’ailleurs analyser plus longuement. Voir à ce sujet la littérature abondante et les conclusions problématiques auxquelles mènent la philosophie d'Axel Honneth.

[7] Dans le cadre économique actuelle, qui plus est à un moment où la bourgeoisie attaque frontalement le code du travail.

jeudi 15 décembre 2016

SORTIE DES CLASSES, L’IDENTITÉ MENACE - LA RACE À LA CASSE (GARAP)

NOUS RELAYONS ICI LE COMMUNIQUÉ N°53 de NOS CAMARADES DU GARAP 


SORTIE DES CLASSES, L’IDENTITÉ MENACE
LA RACE À LA CASSE



TEXTE DE 19p 
EN TÉLÉCHARGEMENT

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Je crois qu’il éclatera un conflit entre ceux qui veulent la liberté, la justice et l’égalité pour tous et ceux qui veulent maintenir le système d’exploitation. Je crois qu’il y aura un conflit de ce genre, mais je ne pense pas qu’il sera fondé sur la couleur de la peau.
Malcolm x


Nous ne devons pas rougir de trouver beau le vrai, d'acquérir le vrai d'où qu'il vienne, même s'il vient de races éloignées de nous et de nations différentes. Pour qui cherche le vrai, rien ne doit passer avant le vrai, le vrai n'est pas abaissé ni amoindri par celui qui le dit ni par celui qui l’apporte. Nul ne déchoit du fait du vrai mais chacun en est ennobli.  
Al Kindi
Le vendredi 28 octobre l’offensive néo-stalinienne menée contre les tenants de la lutte des classes par certains identitaires de « gauche », représentants auto-proclamés des « racisés », et par leurs soutiens, a franchi un nouveau cran... Après la bibliothèque anarchiste La Discordia à Paris, c’est donc l’association Mille Bâbords qui a été la cible d’une attaque, dirigée cette fois-ci non seulement contre les locaux mais aussi, grande première, directement contre les individus. Le message est clair : ou vous vous censurez vous-mêmes ou bien nous vous forcerons, par la violence s’il le faut, à vous taire.
Le postmodernisme dévoile donc aujourd’hui son véritable visage, celui du fascisme ou, plus exactement, du sous-fascisme, c’est-à-dire d’une version diffuse et plurielle de celui-ci, plus adaptée aux besoins de la société actuelle individualiste et libérale. Le « bouquet » postmoderne répond mieux, en effet, à la demande actuelle que le totalitarisme historique, un peu trop monolithique, et permet une diversification de l’offre, de nature à satisfaire les clients les plus exigeants. Sur le sol dévasté de la société de classe, des « communautés » se dressent, des chasses gardées se constituent, sur lesquelles veillent jalousement les gardiens du sommeil. Des idéologies apparaissent, des théories, des concepts nouveaux, qui prennent très rapidement une dimension religieuse.
Les nouveaux prêtres, issus de l’université, de la politique ou du monde associatif, fournissent en effet à ceux qu’ils appellent les « premiers concerné » une identité en toc (par exemple « racisés »), un vocabulaire, une idéologie et une cible. Pas question, pour eux, de perdre la main sur leur « communauté ». Se réservant le monopole de certains sujets, ils œuvrent à empêcher par tous les moyens que certaines questions soient traitées par d’autres qu’eux-mêmes, ou bien sous une forme et en des termes autres que ceux qu’ils auront fixés. Il s’agit pour eux de rendre obligatoire leur appareil conceptuel et leur interprétation, et de confondre ceux-ci avec la réalité. Ce sont les défenseurs du dogme et de la foi, et leur travail complète admirablement celui des anciens prêtres et des vieilles religions. Nouvelles ou anciennes, les religions seront toujours la principale force de séparation des hommes.



SUITE DU TEXTE DE 19p

mardi 6 décembre 2016

La conscience de classe révolutionnaire : une connaissance devenue chair et sang - Matériaux pour une émission (14)

La conscience de classe révolutionnaire
une connaissance devenue chair et sang.
(Structure et capacité d'agir)

 Matériaux pour une émission (14)




Lukács place le marxisme au point de rencontre de deux découvertes fondamentales de la théorie sociale moderne. La première, qu'il attribue à Vico, affirme que la société est un produit humain; de cette idée dérivent toutes les théories sociales qui insistent sur la capacité d'agir des humains. Pour Marx, les êtres humains sont à la fois « les auteurs et les acteurs de leur propre histoire (4) ». On attribue à Smith et à Ricardo une deuxième découverte selon laquelle dans une de ses dimensions — l'économie — ce produit a une forme rationnelle décrite par des lois universelles qui s'apparentent à celles de la nature. Ainsi, Marx prétend lui aussi que la vie sociale «est assimilable à la marche de la nature et à son histoire (5) » et que les êtres humains sont «soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l'homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins (6) ». Tout déterminisme ultérieur naît de cette intuition.

Ces deux découvertes reflètent l'antinomie entre structure et capacité d'agir. Cette antinomie divise encore la théorie sociale qui insiste tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre des deux pôles : la logique de l'ordre social ou l'action des sujets dans l'histoire (7) .

Cette antinomie hante le marxisme depuis ses débuts. À l'époque de Marx, le capitalisme a soumis toutes les sphères de la vie sociale à ses exigences. Cet état de fait plaide en faveur de l'importance de la structure, du pouvoir de détermination des lois économiques par rapport à la volonté et aux intentions des êtres humains. Et, malgré cela, la preuve de Vico — voulant que l'histoire soit un produit humain — se confirme toujours plus dans les mouvements révolutionnaires et la révolte culturelle romantique contre le mécanisme éternel du marché. D'où la contradiction entre deux des plus importantes théories de Marx : le matérialisme historique censé montrer que la capacité d'agir sociale et économique dépend de la structure économique, et la projection d'une révolution socialiste désaliénante et permettant à l'humanité en tant que sujet de réaffirmer ses revendications.
La contradiction débouche finalement au début du XXe siècle sur une série de débats dans le mouvement social-démocrate. Dans ces débats, on établit un lien dialectique entre une théorie volontariste de l'action et une conception mécaniste de la société. Le fait d'insister sur la structure mène à la passivité, à attendre longtemps une révolution inévitable qui n'arrive jamais. La théorie de l'action, en principe, ne peut que se contenter de suggérer qu'il faudrait moraliser le monde social ou le manipuler techniquement en se conformant à ses lois. « Fatalisme économique et nouvelle fondation éthique du socialisme sont étroitement liés (8).» Ainsi, pour Lukács, les grands ennemis au sein de la social-démocratie allemande, les déterministes du «centre» orthodoxe et les néokantiens libéraux de la droite révisionniste, occupent les pôles opposés de l'antinomie entre faits et valeurs, entre lois réifiées et actions individuelles dans l'histoire. Lukács affirme : « Avec l'idéologie social-démocrate, le prolétariat devient la proie de toutes les antinomies de la réification que nous avons réalisées en détails. Si, dans cette idéologie précisément, le principe de l'"homme" comme valeur, comme idéal, comme impératif moral, etc., joue un rôle de plus en plus grand — avec, il est vrai, une "compréhension" croissante, en même temps, de la nécessité du devenir économique effectif et de sa conformité à des lois —, cela n'est qu'un symptôme de la rechute dans l'immédiateté bourgeoise réifiée (9) »
Ce problème naît des ambiguïtés de la théorie marxiste. Son idée d'expliquer le rôle du sujet dans l'histoire est fondée sur une ontologie générale qui affirme la primauté de la matière sur la pensée. Ceci mène par analogie à l'idée que le processus de vie «matérielle» de la société est la «base» servant à déterminer ses expressions «idéales» dans les superstructures. Il est clair qu'il s'agit d'une analogie : il n'existe pas de frontière évidente entre la «matière» sociale et l'« esprit» puisqu'il faut bien admettre que l'idéologie « se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu'elle saisit les masses », et puisque la production intègre le savoir des producteurs. Cette analogie tire moins sa force du contenu concret de la recherche sociale que de son opposition polémique à la théorie sociale idéaliste qui, la première, établit une différence entre «matière» sociale et «esprit», et qui les classe comme cause et effet. Engels y fait allusion dans la célèbre lettre à Bloch, où il admet que la pratique historiographique du marxisme ne s'accorde pas avec son programme matérialiste. «C'est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu'il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l'occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l'action réciproque. Mais dès qu'il s'agissait de présenter une tranche d'histoire, c'est-à-dire de passer à l'application pratique, la chose changeait et il n'y avait pasd'erreur possible. (10) »
Dans sa formulation courante, le programme matérialiste mène à des problèmes insolubles. Une fois qu'on conçoit la matière sociale et l'esprit comme des entités indépendantes, comment peut-on les mettre en rapport ? Le problème corps-esprit revient hanter le marxisme qui doit chercher dans la théorie de l'idéologie une glande pinéale sociale qui réunirait ce qui a été scindé conceptuellement. Comme toutes les autres, la solution du problème corps-esprit que propose le marxisme est un échec. Si on explique la pensée sociale comme un « reflet » de la base économique, comme l'image de son original, il est impossible de comprendre l'«action réciproque» du premier sur le second. Et pourtant, sans cette action réciproque, le marxisme s'écroule dans un déterminisme économique qu'Engels n'hésite pas à définir comme «une phrase vide, abstraite, absurde (11) ».

Ces contradictions montrent qu'on ne résout pas un problème en inversant les signes de la valeur de ses termes. En fait, les mêmes antinomies apparaissent sous une forme inversée dans la problématique inversée. Donc, là où l'idéalisme aboutit à l'indétermination brumeuse d'une théorie des « valeurs » et du « libre arbitre », le matérialisme débouche sur un déterminisme tellement rigide qu'il est absolument incompatible avec tout concept de capacité d'agir historique. Les séquelles de la problématique idéaliste font pencher la théorie marxiste vers ce genre de conclusions, bien que des tendances contraires puissent s'observer dans ses applications concrètes.

Faire un lien adéquat entre base et superstructure exige non seulement plus de médiations entre les termes que ce que le matérialisme peut offrir, mais cela exige aussi de donner une définition des termes qui va admettre une médiation possible en principe. C'est précisément ce qui manque au programme matérialiste parce qu'il est prisonnier de la distinction ontologique traditionnelle entre matière et esprit. C'est pourquoi il conçoit l'objectivité comme autosuffisante et non réfléchie, comme l'existence dans le mode de la choséité, assujettie à des lois formelles. Le facteur «subjectif» semble alors être l'opposé correspondant à l'existence, sans substance, réflexion pure qui ne pénètre le monde que par hasard dans une incarnation problématique. Le signe de cette opposition rigide entre pensée et chose apparaît clairement dans les problèmes méthodologiques bien connus du programme matérialiste.
On ne peut expliquer la révolution dans ce cadre qu'en lui faisant quitter l'air pur où flottent les lois pour descendre au niveau terre-à-terre des données historiques particulières. On a souvent l'impression que l'idéologie plus que le mode de production détermine ces données. La révolution en particulier implique la possibilité d'une domination de la superstructure qui va à l'encontre de la thèse déterministe du matérialisme historique. Althusser et sa révision structuraliste de cette thèse, en considérant que la révolution est le résultat structurellement possible du flux des événements contingents, n'amènent pas beaucoup d'eau au moulin. Ce changement va en quelque sorte triompher du déterminisme, mais il abandonne l'avènement de la révolution au hasard. En fait, il faut arriver à expliquer la séquence menant du capitalisme au socialisme comme un processus structurel de changement et non pas comme un processus purement contingent, sans pour autant tomber dans un déterminisme qui exclut la capacité d'agir des êtres humains. Lukács propose un autre type analyse : il interprète le processus révolutionnaire non pas comme une simple conséquence des lois économiques, mais comme la négation déterminée de ces lois.D'après lui, une nécessité dialectique est loin d'être équivalente à une nécessité causale mécanique (12) ».

La différence naît du fait que la dialectique implique un Aufhebung conscient. D'où l'insistance de Lukács sur le rôle central de la conscience dans la révolution. Mais, dans ce contexte, la conscience n'est plus une entité spirituelle sans substance comme elle l'est pour le programme marxiste officiel. Dans les antécédents de ce programme, Lukács repère que le jeune Marx s'est livré à une reconstruction métacritique des fonctions de la conscience dans le processus matériel de la vie. Sur cette base, Lukács rejette le paradigme causal des rapports sujet-objet avec ses interactions extérieures entre des sphères séparées de la réalité — être et penser — et il montre en revanche l'interdépendance dialectique des opposés antinomiques.
La relativisation de la pensée et de l'être social l'une par rapport à l'autre marque encore les premières formules de Marx sur la distinction entre base et structure. Dans L'idéologie allemande, par exemple, on trouve de nombreux passages de ce genre : « La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient, et l'être des hommes est leur procès de vie réel (13). » Ou encore : « Ce mode de production n'est pas à envisager sous le seul aspect de la reproduction de l'existence physique des individus. Disons plutôt qu'il s'agit déjà, chez ces individus, d'un genre d'activité déterminé, d'une manière déterminée de manifester leur vie, d'un certain mode de vie de ces mêmes individus. Ainsi les individus manifestent-ils leur vie, ainsi sont-ils.Ce qu'ils sont coïncide donc avec leur production, avec ce qu'ils produisent aussi bien qu'avec la façon dont ils la produisent (14) .»
Bien que ces passages se prêtent à une interprétation mécaniste, ils ne prennent tout leur sens que dans le contexte de la révision métacritique de la conscience et de la vie que Marx avait d'abord entreprise dans les Manuscrits. Ici la critique du concept idéaliste de conscience effectuée par Marx est beaucoup plus radicale que sa position programmatique ultérieure sur la superstructure. La reconstruction des concepts philosophiques se poursuit dans une critique immanente à la fois de l'idéal abstrait et de son corrélat antinomique, le « réel » tout aussi abstrait. En fait, Marx révise le concept de raison, bien sûr, mais il révise aussi un concept opposé, celui de besoin. Comme on l'a vu au chapitre 2, réviser l'un c'est réviser l'autre, c'est démontrer que la sphère du besoin à la forme et la fonction de la rationalité. Ce double mouvement de la métacritique est expurgé de la théorie ultérieure de l'idéologie et des superstructures qui considère les corrélats opposés comme des objets réels indépendants pour ensuite les lier comme cause et effet. Ce point de départ implicite de la théorie sociale de Lukács représente une reconnaissance de l'échec de cette conception ultérieure et une récupération de la vision métacritique originelle de Marx.
Les contradictions de la conception du marxisme classique ont des conséquences méthodologiques. Lukács soutient que la théorie réifiée — sans exclure ses formes marxistes — ne peut transcender l'antinomie entre structure et capacité d'agir. Pour cette raison, la dimension structurelle de la société semble être antérieure et indépendante du niveau des évènements purement historiques, c'est-à-dire du «contenu» de la vie sociale produit par l'action consciente. Il refuse de tenter de trouver des médiations entre structure et histoire conçues séparément. Les deux aspects doivent surgir simultanément, comme aspects mutuellement nécessaires d'un troisième élément, un substrat de base. Ce substrat, c'est la pratique sociale. L'histoire est un processus où cette pratique ne génère pas seulement des événements, mais aussi l'ordre structurel par lequel ils acquièrent signification et cohérence.Sur cette base, Lukács affirme continuellement que l'histoire n'est pas simple séquence causale, mais production du monde social sous une forme spécifique qui a l'universalité socialement relative de ce qu'on pourrait appeler un système culturel.

Pour un modèle de ce processus, Lukács s'inspire de la philosophie classique allemande, qui était confrontée à un problème assez semblable à un degré beaucoup plus élevé de généralité. Lukács interprète les concepts philosophiques de «synthèse» et de «médiation» comme la mythologie conceptuelle correspondant à la production pratique réelle de la structure en tant qu'histoire et dans l'histoire. Une fois démythologisés, ces concepts expliquent la dimension structurelle de la société par le processus de sa production réelle. Il ne conçoit donc pas la capacité d'agir simplement comme une séquence d'actions, mais comme un processus de systématisation, la construction et la déconstruction d'un ordre social culturellement sécurisé. La coordination exceptionnelle que ce processus implique résulte de la logique du système économique.

En suivant Marx, Lukács affirme que l'économie capitaliste a un caractère double. La bourgeoisie constitue le monde de son activité quotidienne par une pratique économique individualiste dont la forme réifiée est perçue comme l'essence de la société. Au fil de son activité, la réification est généralisée au-delà de son contenu proprement économique et elle devient ainsi la base de la pensée et de la perception en général. Les catégorieséconomiques deviennent donc les modèles d'un type spécifique d'objectivité et conditionnent la conscience et la réalité sociale dans tous les domaines (15).

La reproduction sociale de l'économie vient de la généralisation culturelle de ses structures catégorielles. Lukács souligne que la conscience est déterminée par son rapport aux apparences immédiates, mais qu'elle contribue aussi à orienter la pratique vers les activités nécessaires à la reproduction du système. Comme l'affirme Marx dans un autre contexte : « La production ne crée donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet (16) » La forme de l'objectivité et le mode de la conscience fondés sur cela sont des médiations essentielles dans le processus de la reproduction sociale.
La société ne se divise plus dans les sphères séparées de l'objectivité matérielle et de la subjectivité spirituelle, du corps et de l'esprit reconstitués métaphoriquement comme dimensions du monde social. On ne voit plus la subjectivité et l'objectivité sociales comme des entités indépendantes liées de manière causale, mais plutôt comme des éléments fonctionnels dans un système de pratique. Ainsi le cercle est bouclé : la pratique produit un monde d'objets qui, par leur forme, déterminent une conscience qui oriente la pratique vers la reproduction des mêmes objets.

La circularité du système de pratique explique qu'il soit systématiquement perçu à tort comme une solide réalité constituante pour la pratique. Lukács écrit que « l'histoire est justement l'histoire du bouleversement ininterrompu des formes d'objectivité qui façonnent l'existence de l'homme ». Et pourtant, toute forme d'objectivité se présente immédiatement à la conscience comme un système atemporel, sans racine et sans histoire.
En fait, l'efficacité même des formes d'objectivité repose sur le fait qu'on les perçoit à tort comme non historiques, naturelles et nécessaires. C'est là précisément le caractère de la réification.
Est-ce qu'on peut rompre cette circularité ? C'est la question de la possibilité d'une conscience «vraie» ou conscience révolutionnaire. La théorie de la conscience de classe de Lukács a pour but d'identifier les conditions d'une transcendance de l'immédiateté, d'une démystification de la forme de l'objectivité de la société. Cette démystification se produit dans la conscience de classe prolétaire par une révision métacritique de la forme d'objectivité. L'apparence sociale — la réification — et la réalité sociale sont médiatisées au niveau de l'expérience vécue, et non pas simplement dans une théorie scientifique ou philosophique. C'est la découverte de cettemétacritique pratique qui promet non seulement la vérité de la réalité sociale, mais également sa transformation. L'expérience vécue du prolétariat rend possible une révélation singulière des limites culturelles du capitalisme, tout en promettant une véritable transcendance de ces limites.

Le capitalisme se différencie de toutes les autres formations sociales qui l'ont précédé par le fait que la forme réifiée de l'objectivité de son économie joue le rôle principal dans sa reproduction. Les sociétés précapitalistes assurent leur reproduction par des mécanismes culturels, comme la tradition et la religion, qui sont moins enracinées dans l'économie. Du coup, la lutte de classe n'est pas fonctionnellement située là où elle pourrait menacer la survie globale du mode de production, même si elle peut malgré tout menacer des institutions, des lois et des dirigeants particuliers. En régime capitaliste au contraire, la lutte de classe a des conséquences dévastatrices parce qu'elle a une incidence directe sur les bases les plus fondamentales de la société. La conscience de classe déréifiante du prolétariat qui émerge dans le contexte des luttes économiques a le même type d'impact culturel général que laréification elle-même. C'est pourquoi Lukács écrit que « le processus de la révolution est, à l'échelle historique, synonyme de processus d'évolution de la conscience de classe prolétarienne (18) ».

La théorie marxiste donne une interprétation de la conscience de classe qui allie le matérialisme historique et la révolution socialiste comme les deux faces de la même médaille. Il n'est plus nécessaire de faire des déclarations ad hoc pour défendre la théorie, en expliquant, par exemple, que la révolution peut dans certains cas exceptionnels renverser la domination normale de la base sur la superstructure. On ne conçoit plus la révolution comme une réaction de la part de la superstructure sur la base, pas plus qu'on ne conçoit la base en termes étroitement économiques. La base est un système de pratiques qui établit la réification comme forme d'objectivité de la société entière. Sa transformation ne dépend pas de l'efficacité exceptionnelle de la conscience, mais de la dynamique de tout le système culturel. Lukács écrit donc :
      Aussi brutalement matérielles que sont d'ordinaire dans les cas particuliers les mesures coercitives de la société, il n'empêche qu'essentiellement la puissance de toute société est une puissance spirituelle, dont seule la connaissance peut nous libérer — non pas une connaissance seulement abstraite et purement cérébrale (beaucoup de «socialistes» possèdent une telle connaissance), mais une connaissance devenue chair et sang c'est-à-dire, selon l'expression de Marx, une «activité pratique-critique » (20).



Extrait de Philosophie de la praxis Marx, Lukács et l’École de Francfort de Andrew Feenberg . Editions LUX 2016. p. (structure et capacité d'agir : 465-494p.)

Titre Vosstanie (le sous est l'original)


NOTES
(4) Karl Marx, Misère de la philosophie, dans Œuvres, t. 1, Économie I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1963 [1847], p. 84.

(5 ) Karl Marx, Le Capital, dans Œuvres, t. 1, Économie I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1963 [1867], p. 550.

(6 ) Ibid., p. 556.

(7). Pour une analyse brillante de l'antinomie, voir Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Seuil, coll. « Points», 2000 [1972]. Anthony Giddens propose une autre analyse dans La constitution de la société. Éléments de la théorie de la structuration, Paris, PUF, 2012 [1984]. Pour une première approche à l'antinomie, voir Hans Freyer, Theory of Objective Mind, Athens, Ohio University Press, 1998 [1923].

(8) Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 59.

(9) Ibid., p. 243. Voir, pour un exemple, Karl Kautsky, La dictature du prolétariat, Paris, Union générale d'éditions, 1972 [ 1918]. Pour une analyse détaillée du problème du déterminisme à cette époque, voir Lucio Colletti, « Bernstein and the Marxism of the Second International », dans From Rousseau to Lenin, New York, Monthly Review, 1972. Sur Marx et le déterminisme, voir Donald MacKenzie, « Marx and the Machine », Technology and Culture, vol. 25, n° 3, juillet 1984.

(10) « Lettre à Joseph Bloch, 21 septembre 1890 », dans Frederick Engels et Karl Marx, Études philosophiques, Paris, Éditions Sociales, 1961 [1895].

(11) Ibid.

(12) Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 221.

(13) Karl Marx et Friedrich Engels, L'idéologie allemande, dans OEuvres, t. 3, Philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982 [ 1932], p. 1056.

(14) Ibid., p. 1055.

(15) Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 109.

(16) Karl Marx, Introduction générale à la critique de l'économie politique, «La méthode de l'économie politique », dans Œuvres, t. 1, Économie I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1963 [ 1857], p. 245.

(17) Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 230.

(18 ) Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 367.
(19) Ibid., p. 300.