jeudi 9 mars 2017

PÉTROGRAD ROUGE - La Révolution dans les usines (1917-18) - STEPHEN SMITH


PÉTROGRAD ROUGE
La Révolution dans les usines (1917-18)
 STEPHEN SMITH


EXTRAITS :

« Tout au long de 1917, le contrôle ouvrier avait visé principalement à minimiser les conséquences de la désorganisation capitaliste de l’industrie, mais il n’était pas animé que par cela : il visait aussi à démocratiser les relations sociales à l’intérieur des entreprises et à fonder de nouvelles manières de travailler par lesquelles les travailleurs pourrait prendre un maximum d’initiatives, de responsabilités, et faire preuve de créativité. En dehors de cela, émergeait une volonté d’autogestion ouvrière, qui devint évidente après octobre. Bien que des références explicites à l’autogestion (samo-oupravlenie) fussent assez rares dans le discours des comités d’usine, le concept était au cœur de leurs pratiques. Lorsque les travailleurs évoquaient l’entreprise « démocratique », ou parlaient de prendre l’usine « en main », ils parlaient bien d’autogestion. Après octobre, bien que les comités d’usine plaidaient pour une économie planifiée, possédée par l’Etat, ils ne croyaient pas que le transfert de la propriété des entreprises, du privé vers l’Etat prolétarien, suffirait à lui seul à mettre fin à l’assujettissement et à l’oppression des travailleurs. De manière vague et incohérente, les dirigeants des comités reconnaissaient qu’à moins que ce transfert s’accompagne d’un transfert de pouvoirs au niveau de l’atelier, l’émancipation du travail restera une chimère. Au cours de l’hiver 1917-18, les comités célébrèrent dans leur discours, et surtout dans leur pratique, l’initiative directe des producteurs directs dans la transformation du processus productif. Ce qui apparaît comme une accélération de l’ « anarchisme » dans le mouvement pour le contrôle ouvrier après octobre est, dans une large part, une reconnaissance que les relations hiérarchiques de domination et d’autorité à l’intérieur des entreprises devaient être remises en cause, si les rapports de production capitalistes au sens large devaient être abolis. Cette reconnaissance, cependant, restait confuse et ne fut jamais formulée dans la perspective d’une transition vers le socialisme différente de celle de Lénine et de la majorité de la direction bolchévique. » (chap 9)

« Dans quelle mesure le contrôle ouvrier s’était-il transformé en gestion ouvrière au moment où le gouvernement nationalisa toutes les entreprises à la fin juin 1918 ? La réponse est difficile car il est impossible de tracer une nette séparation entre contrôle et autogestion. A Pétrograd, la gestion ouvrière semble avoir été confinée dans une minorité d’entreprises. L’historien soviétique M. N. Potekhine a calculé qu’au 1er avril, 40 entreprises étaient nationalisées ; 61 étaient gérées temporairement par les comités d’usine ; 270 étaient sous contrôle ouvrier et 402 étaient toujours dirigées par leurs propriétaires ; ces dernières étant, dans leur écrasante majorité, des petits ateliers 54. Par conséquent, dans les grandes usines, le contrôle ouvrier était toujours la norme. En pratique, cela signifiait que la direction officielle coexistait avec le comité d’usine, et que ses décisions étaient soumises à sa ratification ou à celle de sa commission de contrôle. Les organes de contrôle veillaient à l’exécution des diverses tâches, examinaient l’état des machines, des finances, des commandes, de la comptabilité, des combustibles et des matières premières. De plus, les comités étaient compétents en matière de licenciements, de discipline, productivité et conditions de travail 55. Dans les entreprises dont ils avaient la responsabilité complète, on considérait généralement cette situation comme provisoire, un arrangement de circonstance jusqu’à ce que le gouvernement les nationalise formellement et nomme une nouvelle direction. Les modes de gestion des entreprises officiellement nationalisées variaient grandement. Dans les anciennes entreprises d’Etat, les directions furent progressivement réorganisées. Ainsi, la nouvelle direction mise en place à l’usine Oboukhov, le 20 janvier, comprenait huit ouvriers, deux membres du personnel technique, l’ingénieur en chef et un représentant des employés 56. Dans certaines entreprises privées nationalisées, le conseil d’administration comprenait des ouvriers et des techniciens, des représentants du syndicat et du sovnarkhoze. Cependant, souvent, la commission de contrôle restait en fonction, le seul changement étant qu’un commissaire responsable devant le VSNKh avait été désigné pour superviser strictement la production. Dans quelques cas, l’ancienne direction était maintenue, mais sous le contrôle d’un commissaire du VSNKh. C’est pourquoi, dans l’ensemble, les situations variaient considérablement, bien qu’on pouvait observer depuis octobre une évolution significative dans la participation ouvrière à la direction des entreprises. » (chap. 10)

« Il est possible de comprendre le cruel dilemme auquel furent confrontés les bolchéviques en 1918. Ils avaient l’intention de créer un socialisme démocratique mais leur priorité devint la reconstruction des forces productives et particulièrement la restauration de la discipline au travail. A court terme, l’utilisation limitée des formes de contraintes, l’application en particulier des méthodes capitalistes de discipline et d’intensification du travail étaient certainement inévitables. Pour autant, la plupart des dirigeants bolchéviques ont semblé ne pas avoir réalisé les dangers que posait au socialisme démocratique l’utilisation sur le long terme de méthodes qui sapaient l’auto-activité des ouvriers dans la production. C’était une conséquence du cadre idéologique à l’intérieur duquel ils concevaient les problèmes de la construction du socialisme. Ce cadre – que, pour une bonne part, ils avaient hérité de la IIe Internationale – interprétait les forces productives d’une façon étroite et techniciste ; et concevait la productivité et l’organisation du travail engendrées par la société capitaliste comme intrinsèquement progressistes. De plus, à l’intérieur de ce cadre conceptuel, il n’y avait pas de notion d’activité autonome ouvrière dans la sphère de production comme élément constitutif de la transition au socialisme. La chose était particulièrement frappante.

» Si les bolchéviques s’étaient montrés plus critiques envers les conceptions de la IIe Internationale, ils auraient peut-être été plus conscients des dangers d’utiliser, même à titre exceptionnel, des méthodes coercitives pour rétablir les forces productives épuisées. Qu’une telle compréhension aurait pu empêcher la dégénérescence de la révolution socialiste démocratique sur le long terme, comme le suggérait Charles Bettelheim, semble cependant douteux, étant donné la persistance de la guerre, de l’isolement économique et de l’arriération culturelle. L’expérience déprimante des sociétés socialistes montre que les impératifs du développement économique et social dans les sociétés sous-développées nécessitent ce type de coercition qui, en dernière instance, entre en conflit avec l’établissement de relations sociales libres. En d’autres termes, même si le gouvernement bolchévique avait été &plus perspicace quant aux dangers que comportaient les méthodes qu’il avait été forcé d’adopter, il semble probable que les circonstances objectives auraient eu finalement le dessus pour vider le socialisme de ses composantes démocratiques. Ainsi, inconscient des risques qu’il courait, le gouvernement fut rapidement forcé de suivre un chemin qu’il n’avait jamais envisagé d’emprunter en octobre 1917. Et, dès 1921, les bolchéviques n’incarnaient plus un socialisme de liberté, mais de pénurie, dans lequel les aspirations à la libération individuelle et humaine étaient fermement subordonnées aux exigences du développement économique. » (Conclusion)
 2017 - 450 pages - 17 €. Éditions Les Nuits Rouges